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merce avec le divin et l’ordonné, devienne un « démiurge » de tempérance, de justice, de vertu sociale[1]. Le succès de cette démiurgie humaine sera dû à la connaissance des nombres, en particulier du nombre géométrique sur qui reposent le perfectionnement et la corruption des générations. Seulement, par la façon même dont Platon le décrit, il apparaît que ce nombre, loin d’être la claire intelligence de rapports transparents pour la raison, a lui-même dégénéré en une formule mystérieuse, impénétrable pour les lecteurs de la République, et dont le secret oscille, suivant la bonne volonté des commentateurs, entre le plan de la croyance mystique et le plan de la simple mystification.

65. — La synthèse physique est frappée du même caractère d’illégitimité, de bâtardise, que la synthèse politique. On a beau protester que Platon ne se serait pas donné la peine d’écrire le Timée, à seule fin d’exposer une cosmologie fantastique et illusoire, et prétendre, avec Brochard, que les mythes devraient être pris au pied de la lettre[2]. C’est précisément quand on les prend à la lettre qu’on est obligé d’insister sur leur caractère mythique, tel que Platon le leur a explicitement et littéralement conféré. Les raisons de ce caractère mythique, l’auteur du Timée les expose longuement. L’intelligence, qui se règle sur les idées, trouve en face d’elle une matière qui lui est réfractaire et qui lui impose certaines conditions de nécessité. L’intelligence descend dans l’âme, et de l’âme dans le corps. Par là, sans doute, il devra se retrouver quelque chose de l’intelligibilité mathématique à tous les degrés de la synthèse ; les éléments, antérieurement à l’organisation cosmique, laissaient apparaître déjà quelques indices de ce qu’ils seront. (53 A.) Mais le passage lui-même, le fait de la descente, n’est pas intelligible du point de vue dialectique, qui est le point de vue complètement exact pour Platon. Il est impossible de justifier l’abandon de la mathématique de la qualité au profit de la seule mathématique de la quantité, abandon caractéristique du mécanisme. Autrement dit, la physique mathématique dont Platon trace les grandes lignes dans le Timée, il ne réussit pas à l’ériger en science véritable ; et il devait, plus que tout autre, en avoir le sentiment. Entièrement libre devant la tâche qu’il s’est assignée, il ne cesse de se plaindre

  1. Rép., VI, 500 C D-501 B. Cf. VIII, 546 B.
  2. Voir Études d’histoire de la philosophie ancienne et moderne, 1912, p. 56.