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naisons que les mathématiciens établissent entre des nombres déterminés, ou des figures définies, ne se suffisent pas à elles-mêmes ; elles sont suspendues à des relations fondamentales qui sont constitutives de ces nombres ou de ces figures, et qui seules sont exemptes d’hypothèse, qui seules sont vraies d’une vérité absolue. La discipline qui traite de ces relations fondamentales, qui, par exemple, au lieu de supposer comme point de départ la distinction du pair ou de l’impair, considère en elle-même l’Idée du pair et de l’impair, c’est la dialectique.

Dès lors, Platon se refuse à nommer sciences la géométrie et les autres disciplines qui forment avec elle le corps des mathématiques. Ce sont des disciplines intermédiaires entre la dialectique qui traite des Idées pures et l’application au monde concret, qui forme pour le vulgaire l’objet de la géométrie (et par quoi s’explique l’étymologie du mot), de l’astronomie ou de la musique. Nous devrons donc, dit Platon, laisser de côté[1] ce qui se passe dans le ciel si, nous occupant de l’astronomie, nous voulons donner enfin de l’utilité à cette partie de l’âme, partie laissée inutile jusqu’ici, qui par sa nature propre comporte la sagesse. Il en sera de même pour la discipline sœur de l’astronomie, pour la musique : chercher de quels nombres résultent les accords qui frappent l’oreille, ce ne doit être qu’un moyen destiné à découvrir quels nombres sont harmoniques, quels ne le sont pas, et le pourquoi des deux espèces ; la musique serait tout à fait inutile si elle ne servait à résoudre le problème du beau et du vrai[2]. En définitive, la fonction essentielle de toutes les mathématiques, c’est de détacher l’intelligence du spectacle des choses pour la tourner vers la lumière des Idées. L’antithèse entre ce qui se voit et ce qui se comprend explique l’effort de purification intellectuelle, qui définit, selon Platon, l’œuvre du philosophe.

En regard de cette antithèse, inflexible, incorruptible, la synthèse qui la contredit apparaîtra nécessairement comme un compromis incertain et précaire. Comment le sage accepterait-il cette déchéance de s’arracher à la contemplation de l’Unité qui est au delà de la sphère de l’être, et de descendre dans le domaine des relations humaines, pour y introduire l’équilibre de la hiérarchie juste ? Seule une intervention venue du dehors, une nécessité peut faire que le philosophe, homme rendu divin et ordonné (θεῖος ϰαὶ κόσμιος) par son com-

  1. République, VII, 530 B Cf. Phédon, 100 D : τὰ μὲν ἂλλα χαίρειον ἐω.
  2. Rép., VII, 534 B C.