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déterminé à un moment quelconque se compose avec les autres circonstances, telles que, par exemple, dans le cas de la chute des corps, accélération due à la pesanteur et résistance du milieu. Grâce au calcul qui permet une comparaison de la théorie avec la réalité, et à cette condition seulement, il est prouvé que le principe d’inertie est une vérité positive. Faites sortir maintenant le principe du système de mécanique à l’intérieur duquel il y avait place pour un calcul précis et une vérification positive, vous n’avez plus qu’une proposition théorique, sans caractère scientifique. À plus forte raison en sera-t-il ainsi du mouvement spontané des atomes. Il se produit dans le vide ; et le vide est une imagination, ou tout au moins une hypothèse, puisque l’observation ne permet jamais de saisir que des espaces pénétrés d’une matière solide, liquide ou aérienne. Démocrite commence donc, pour édifier sa cosmologie, par se transporter hors du monde de l’expérience. En outre, le vide, à supposer qu’il existe, est, par définition même, l’indéterminé ; or, le mouvement s’accomplit en un certain sens, particulièrement le mouvement de la pesanteur qui est orienté vers le bas pour les graves, vers le haut pour les légers. Poser un mouvement qui naît spontanément dans le vide, c’est rattacher le déterminé à l’indéterminé[1], c’est aller à l’encontre du principe de causalité. Et c’est en même temps aller à l’encontre de l’expérience ; car l’expérience montre que tout mobile abandonné à lui-même, sans qu’une cause vienne alimenter et renouveler sa puissance de mouvement, se ralentit et s’arrête. Si l’on admettait le mouvement naturel dans le vide, « il serait impossible d’indiquer la raison pour laquelle un corps, une fois mis en mouvement, pourrait jamais s’arrêter quelque part[2] ».

Ces critiques d’Aristote peuvent nous sembler bien superficielles, à nous qui savons comment y répondre. On ne peut méconnaître qu’elles s’inspirent du souci de respecter les faits, en écartant des aperçus aventureux qui n’ont pas encore su s’ajuster aux données de l’expérience. Il en est de même si l’on envisage dans la physique de Démocrite, non plus le point de départ, mais le point d’arrivée. Sans doute, en ajoutant au mouvement primitif de la pesanteur les effets des

  1. Phys., IV, 8, 215, a 8 : ᾗ μὲν γὰρ ἄπειρον, οὐδὲν ἔσται ἄνω οὐδὲ κάτω οὐδὲ μέσον, ᾗ δὲ κενόν, οὐδὲν διάφορον τὸ ἄνω τοῦ κάτω.
  2. Phys., IV, 8, 215, a 9 : [Ἐν δὲ τῷ κενῷ] οὐδεὶς ἂν ἔχοι εἰπεῖν διὰ τί κινηθὲν στήσεταί που· τί γὰρ μᾶλλον ἐνταῦθα ἢ ἐνταῦθα; ὥστε ἢ ἠρεμήσει ἢ εἰς ἄπειρον ἀνάγκη φέρεσθαι, ἐὰν μή τι ἐμποδίσῃ κρεῖττον. Cf. Lasswitz. Geschichte der Atomistik vom Mittelalter bis Newton. Hamburg et Leipzig, t. I, 1890, p. 108 ; et Jouguet, Lectures de Mécanique, Paris, t. I, 1908, p. 4-5.