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accusé de péché contre l’esprit de la science positive. Et pourtant, à y regarder de plus près, on sera conduit à se demander si ce ne sont pas des scrupules « positifs » qui l’ont empêché de se rallier à l’atomisme. De notre point de vue, à nous modernes, il apparaît que c’était faire œuvre de génie que de creuser profondément au-dessous des données de l’observation sensible pour mettre en jeu les principes théoriques qui, plus tard, devaient servir de guides à une interprétation rationnelle de l’expérience. Mais, précisément à cause de cela, il devait arriver que l’atomisme antique, dépourvu de tout instrument expérimental, eût l’apparence d’une théorie pure sans contact avec la réalité ; et ainsi Aristote pouvait revendiquer le bénéfice de la positivité pour des vues, sans doute plus descriptives et plus formelles que véritablement explicatives, mais qui par là même devaient avoir cet avantage apparent de se tenir beaucoup plus près des faits.

C’est vers cette conclusion que nous achemine l’examen des arguments déposés dans la Physique, d’Aristote, contre le mécanisme de Démocrite[1]. Le grand grief d’Aristote, c’est que Démocrite, en supposant le mouvement spontané des atomes dans le vide, se refuse à rechercher la cause du mouvement. Et l’on est tenté, avec Gomperz[2], de retourner contre Aristote l’énoncé d’un tel grief. N’est-ce pas ici Démocrite qui devance la méthode et l’esprit de la science moderne, puisqu’il écarte les questions d’origine pour se borner à prendre la perpétuité du mouvement comme un fait, comme une donnée première au delà de laquelle il n’y a de place que pour l’égarement de la curiosité métaphysique ? L’argument, à nos yeux, n’est pourtant pas sans réplique. L’empirisme de Gomperz risque de passer par-dessus la différence des temps et de confondre des propositions qui ne sont nullement de même ordre.

On veut, par exemple, que plus ou moins nettement Démocrite ait admis le principe d’inertie. Or, ce qui fait, pour notre science, la valeur du principe d’inertie, c’est qu’il permet de constituer un système de mécanique où la continuation, en ligne droite et avec une vitesse uniforme, d’un mouvement

  1. Les textes sont donnés par Zeller trad. Boutroux, t. II, 1882, p. 304, n. 3.
  2. Les Penseurs de la Grèce (trad. Reymond, t. I, 1904. p. 383). Met., A. 4. 985 b 19. περὶ δὲ κινήσεως, ὅθεν ἢ πῶς ὑπάρξει τοῖς οὖσι, καὶ οὗτοι παραπλησίως τοῖς ἄλλοις ῥᾳθύμως ἀφεῖσαν. Cf. de Cœlo, III, 2, 300 b 8 : Λευκίππῳ καὶ Δημοκρίτῳ, τοῖς λέγουσιν ἀεὶ κινεῖσθαι τὰ πρῶτα σώματα ἐν τῷ κενῷ καὶ τῷ ἀπείρῳ, λεκτέον τίνα κίνησιν καὶ τίς ἡ κατὰ φύσιν αὐτῶν κίνησις : et Phys. II. 4. 196 a 24, Εἰσὶ δέ τινες οἳ καὶ τοὐρανοῦ τοῦδε καὶ τῶν κόσμων πάντων αἰτιῶνται τὸ αὐτόματον.