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60. — Suivant l’atomisme, le monde est rendu intelligible par une analyse élémentaire, semblable à ce que nous appelons l’analyse chimique. Cette analyse élémentaire est une décomposition en parties, poussée au delà de ce que les sens peuvent atteindre, jusqu’à l’établissement d’un terme ultime, d’un élément que sa dureté rend indivisible : l’atome. Les atomes sont invisibles, en raison de leur petitesse. Il est remarquable que, d’ailleurs tout en opposant une limite à l’infinie divisibilité de la matière, Démocrite paraît avoir admis sans difficulté des atomes en nombre infini[1]. Leur juxtaposition et leur enchevêtrement donnent naissance aux corps.

Cette thèse fondamentale est complétée par la distinction très utile entre deux plans de réalité : d’une part, les propriétés d’ordre spatial directement liées aux caractères constitutifs de l’atome, c’est-à-dire les propriétés fondamentales des atomes, telles que la grandeur, la configuration, l’orientation[2] (à quoi l’on ne peut décider s’il ne faudrait pas ajouter la pesanteur) — d’autre part, les qualités sensibles telles que la douceur ou l’amertume, la chaleur et le froid. Ces qualités, dit un texte célèbre de Démocrite conservé par Sextus Empiricus[3], n’existent que conventionnellement νόμψ. Peut-être, comme le fait remarquer M. Rivaud[4], serait-ce en outrepasser la portée que d’y voir une négation radicale de la réalité des qualités secondes. Toujours est-il qu’en n’accordant qu’une sorte d’existence « subalterne » et « dérivée » aux qualités apparentes des choses, Démocrite a singulièrement rapproché, dans l’explication cosmologique, le point d’arrivée du point de départ, et qu’il s’est ainsi facilité la tâche de ramener l’univers aux seuls éléments de la représentation spatiale.

61. — Ceci dit, le problème historico-critique, que soulève l’apparition de latomisme, est bien nettement défini. Nous comprenons comment certains interprètes de Démocrite ont retrouvé dans sa doctrine quelques-uns des principes auxquels les modernes seront redevables de leurs méthodes les plus précieuses, comment Aristote, qui les a méconnus, a été

  1. Aristote, de Gen. et de Corr., I, 8, 325, a 30 : ἄπειρα τὸ πλῆθος ; ϰαὶ ᾰόρατα διὰ σμιϰρότητα τῶν ὄγϰων.
  2. Aristote, Phys., III, 4, 203 a 35 (Κουηὸν σῶμα πάντων ἑστἱνἄρχή, μεγέθει ϰατά μόριαϰαι σχήματι διαφέρον) et Met., A, 4, 985 b 4.
  3. Adv. Math., VII, 135 ; Diels, Die Fragmente der Vorsokratiker, Berlin, 3e édit., t. II, 1912, p. 60 (fr. 388).
  4. Le problème du devenir et la notion de la matière dans la philosophie grecque depuis les origines jusqu’à Théophraste, 1906, § 110, p. 157.