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57. — Cette position si curieuse est-elle tout à fait exacte ? À nos yeux, le problème n’est pas de discuter dans le détail l’interprétation des doctrines qui, souvent et sur des points importants, ne nous sont connues que par les textes mêmes d’Aristote. Il est simplement de savoir si ce tableau schématique, dont nous avons souligné les grandes lignes, permet de comprendre comment la question de la causalité se posait réellement devant Aristote. Or, il est clair que la reconstitution historique de la philosophie grecque, où chacune des doctrines se trouve définie par la place qui lui est assignée dans le cadre des quatre causes, suppose que l’on a déjà résolu, dans le sens où Aristote l’a fait, le problème de la causalité. Par rapport au système des quatre causes, le progrès de la pensée grecque se présente comme une série de déterminations élémentaires qui sont susceptibles de se juxtaposer sans se heurter, qui se complètent donc par simple addition. Les prédécesseurs d’Aristote n’avaient connu qu’une cause ou deux ; en leur révélant ce qu’ils ignoraient, Aristote les corrigerait de leurs erreurs.

Mais cette conception à la fois éclectique et synthétique de la vérité, qui inspire le premier livre de la Métaphysique, risque de fausser la perspective de l’histoire et, par suite, d’altérer le rapport que nous avons à établir entre les déterminations de la causalité chez les Anciens et de la causalité chez les Modernes. Il est facile, en effet, de montrer que la réflexion sur la causalité n’était nullement, avant l’avénement de la Métaphysique, réduite à cet état de morcellement et de dispersion, « d’incomplétude », auquel Aristote a prétendu remédier ; les conceptions maîtresses qu’il reprendra pour son propre compte avaient été élaborées avec une précision suffisante pour faire apparaître leurs principales conséquences. Si certains philosophes les avaient écartées ou subordonnées, c’est en toute conscience de leurs caractères, au profit d’autres déterminations qui leur paraissaient, — comme elles nous paraissent à nous modernes, — plus capables de satisfaire aux exigences de la raison.

Nous n’avons, pour établir cette thèse, qu’à rappeler quelques-uns des passages du texte qui est, à tous égards, le point de repère fondamental pour l’intelligence de la causalité dans la philosophie antique : « Étant jeune, raconte le Socrate platonicien du Phédon (96 A et suiv.), j’avais un extraordinaire désir de cette forme de sagesse que l’on appelle histoire naturelle. Il me paraissait sublime de savoir les causes de chaque chose, pourquoi chaque chose se développe et périt, et pourquoi elle est. » Or, deux voies s’offraient à lui. La première