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dogme ou dans un mythe. En ce cas, les dupes demeurent immobiles, patientes, parce qu’elles se croient éternelles, et serrant précieusement dans leur main, non les bouts d’une chaîne unique, mais les résidus disparates et discontinus d’un rêve suranné. Pendant ce temps, la science positive, elle, marche de progrès en progrès, parce que sa méthode est exactement l’inverse de celle que Bossuet préconise. La science a une invincible défiance pour quiconque s’arroge le droit de parler d’une chaîne là où font défaut l’aperception et le contrôle des anneaux intermédiaires. La science n’admettra l’existence d’une chaîne qu’à la condition d’avoir commencé par établir et d’avoir su vérifier la réalité d’un enchaînement.

Voilà quelle fut la règle proclamée par le mécanisme cartésien et qui, d’un coup, a mis fin à la cosmologie médiévale. Cette même règle, Leibniz l’oppose plus tard à l’attraction newtonienne, où il voyait une régression vers la barbarie scolastique. La recherche des intermédiaires a eu pour résultat de substituer à la méthode grossière de différence, la seule qui fût pratiquée dans l’ère préscientifique, une méthode de différenciation, qui tient compte des variations infiniment petites dans les circonstances antécédentes, qui rapporte la mort, non plus au poison en général ou à la blessure en général, mais à une dose déterminée de poison, mais à un caractère défini de la blessure. Ainsi tend à disparaître des préoccupations humaines le problème de savoir pourquoi le poison ou le remède qui a un jour agi est demeuré sans action un autre jour, pourquoi telle union est féconde et telle autre stérile, problème troublant et qui, en effet, avait troublé la mentalité des primitifs, qui les avait orientés vers la métaphysique dynamiste de la causalité : « Si les indigènes attribuent quelque vertu aux remèdes eux-mêmes, elle tient uniquement à ce qu’ils sont les véhicules du pouvoir magique. » (M. P., p. 484.) Ce pouvoir magique, qui « est essentiellement, suivant l’expression de Miss Kingsley, l’action d’un esprit sur un esprit » (Ibid.), a pour la mentalité primitive ce privilège caractéristique qu’il l’aide à triompher des démentis que l’expérience semble se donner à elle-même lorsqu’elle fait succéder des événements tout contraires à des circonstances en apparence identiques. Une cause supra-phénoménale comporte une application infaillible ou, ce qui revient ici tout à fait au même, complètement irréfutable. Tandis que l’accouplement ou la blessure n’ont pas toujours pour conséquence la naissance ou la mort, la vertu magique qui est attribuée, par exemple, au churinga pour l’une, à l’orenda pour l’autre, ne peut manquer de répondre à l’exigence de l’inconditionnalité, qui