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à la vie quotidienne des peuplades non civilisées, elle a fait le départ entre les pratiques individuelles d’ordre technique, qui s’appuient sur ce qu’il y a de sensible, de visible, de tangible dans les phénomènes, et les préjugés proprement sociaux, les croyances héritées des ancêtres, qui détournent de l’expérience effective, qui imposent l’obsession de préliaisons fantastiques et illusoires : « Quand nous disons, écrit M. Lévy-Bruhl, qu’un empoisonnement a causé la mort, nous nous représentons un grand nombre de phénomènes qui ont suivi l’ingestion du poison, dans un ordre déterminé. La substance introduite dans le corps aura agi, par exemple, sur tel ou tel tissu, tel ou tel viscère ; cette action aura retenti sur les centres nerveux, l’appareil respiratoire aura par suite été atteint, etc., jusqu’à ce qu’enfin l’ensemble des fonctions physiologiques se soit trouvé arrêté. Pour la mentalité primitive, si le poison agit, c’est uniquement parce que la victime aura été condamnée (doomed). Le lien est établi entre la mort, d’une part, et l’action fatale du sortilège, d’autre part. Tous les phénomènes intermédiaires sont sans importance. » (M. P., p. 87.) Dès lors, remarque encore M. Lévy-Bruhl (M. P., p. 21), « si le primitif ne prête aucune attention aux causes de la mort, c’est qu’il sait déjà pourquoi la mort s’est produite ; et, sachant ce pourquoi, le comment lui est indifférent. Nous sommes ici en présence d’une sorte d’a priori sur lequel l’expérience n’a pas de prise. »

Une telle liaison des causes et des effets, sans intermédiaire apparent et au-dessus du plan de l’expérience, n’a rien qui soit absurde en soi. Elle correspond même à une forme de logique, que l’esprit humain s’est définie à lui-même dans une période déterminée de son histoire ; et, ici encore, il suffira de rappeler un texte classique : « La première règle de notre Logique, écrit Bossuet, c’est qu’il ne faut jamais abandonner les vérités une fois connues, quelque difficulté qui survienne quand on veut les concilier : mais qu’il faut, au contraire, pour ainsi parler, tenir toujours fortement comme les deux bouts de la chaîne, quoiqu’on ne voie pas toujours le milieu, par où l’enchaînement se continue[1]. » La Logique de Bossuet est la logique d’un théologien, c’est-à-dire qu’elle implique des postulats métaphysiques auxquels, précisément, Descartes avait opposé déjà l’hypothèse du malin génie : les hommes pourraient être dupes d’une illusion en appelant vérité ce qui n’est autre chose peut-être que le contenu d’un délire collectif, qu’une tradition sociale cristallisée dans un

  1. Traité du Libre Arbitre, chap. IV., sub fine.