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humain a primitivement reçu la parole… il est de toute nécessité qu’il ait reçu, avec la parole, la connaissance de la vérité morale. Il y a donc une loi primitive, fondamentale, souveraine, une Loi-principe, lex princeps, comme l’appelle Cicéron, une loi que l’homme n’a pas faite, et qu’il ne peut abroger. Il y a donc une société nécessaire, un ordre nécessaire de vérités et de devoirs[1]. » La réalité donnée de cette société nécessaire, de Bonald prétend l’établir en suivant, pour l’adapter à une conclusion inverse, la méthode que Rousseau a pratiquée dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’Inégalité parmi les hommes. Rousseau n’était pas resté étranger aux récits de voyages qui de son temps commençaient à se multiplier[2] ; il se réservait de les compléter et de les rectifier en s’enfonçant dans la forêt de Saint-Germain : « J’y cherchais, j’y trouvais, écrit-il dans les Confessions (II, viii), l’image des premiers temps, dont je traçais fièrement l’histoire. » De Bonald procède à la façon de Rousseau, : « Les monuments historiques les plus anciens, d’accord avec le raisonnement, nous montrent partout les premiers législateurs des peuples, accréditant auprès d’eux leur mission par l’intervention de la Divinité, et invoquant son autorité pour faire chérir ou pardonner la leur. Sans doute, ces grandes vérités sont plus sensibles à mesure que l’on remonte aux premiers jours des sociétés, ou plutôt de la société ; car, à proprement parler, il n’y en a jamais qu’une, et tous les peuples venus, ainsi que tous les hommes, les uns des autres, et toujours au sein de la société, ont retenu, dans leurs transformations successives, la tradition des notions primitives qu’ils avaient reçues, et des premiers sentiments dont ils avaient été imbus… Ainsi, continue de Bonald, et je le dis dans le sens le plus rigoureux, une peuplade d’Iroquois, qui nomment le grand esprit, est pour la raison une autorité bien plus grave que vingt académies de beaux esprits qui en nieraient l’existence[3]. » Le primat sur

  1. Législation primitive considérée dans les derniers temps par les seules lumières de la raison. Discours Préliminaire, 3e édit., t. I, 1829, p. 72.
  2. L’Information ethnologique de Rousseau a été étudiée de près par M. G. Morel dans ses Recherches sur les sources du discours de l’inégalité. Annales de la Société J.-J.-Rousseau, t. V., 1909, p. 189 et suiv.
  3. Recherches philosophiques sur les premiers objets des connaissances morales, ch. X, de la cause première, t. II, 1838, p. 124. Joseph de Maistre qui, de la façon dont de Bonald était un Condillac et un Rousseau retournés, a été, suivant le mot de Scherer, un Voltaire retourné, avec, en plus, une pointe accentuée de sadisme, a développé la même thèse dans son Éclaircissement sur les sacrifices : « Comment donc ne pas croire que le paganisme n’a pu se tromper sur une idée aussi universelle et aussi fondamentale que celle