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écrit : « Pour la mentalité primitive, le présage est d’abord cause, mais il est en même temps signe, parce qu’il est cause. » (M. P., p. 146.) Et cette attribution n’est pas le résultat d’une inférence, tout au moins consciente, qui comporterait des moments distincts. « Des préliaisons, qui n’ont pas moins de force que notre besoin de relier tout phénomène à ses causes, établissent, pour la mentalité primitive, sans hésitation possible, le passage immédiat de telle perception sensible à telle force invisible. Pour mieux dire, ce n’est même pas un passage. Ce terme convient pour nos opérations discursives ; il n’exprime pas exactement le mode d’activité de la mentalité primitive, qui ressemblerait plutôt à une appréhension directe ou à une intuition. Au moment même où il perçoit ce qui est donné à ses sens, le primitif se représente la force mystique qui se manifeste ainsi. » (M. P. p. 48.) Ainsi et pour conclure, du point de vue d’un positivisme qui se définirait par la négation stricte de la transcendance métaphysique, la mentalité primitive est aux antipodes de la conception positive.

52. — Semblable conclusion doit-elle être admise sans réserve ? C’est aux sociologues de langue française que nous avons emprunté notre documentation tout entière, et c’est sur les récents travaux de M. Lévy-Bruhl que nous avons appuyé l’interprétation des liaisons causales dans la mentalité primitive. Mais, si cette interprétation est poussée jusqu’au bout, elle se heurte inévitablement à la tendance des philosophes qui ont estimé trouver dans l’étude des sociétés inférieures les éléments permettant de dégager dans son essence permanente la notion de causalité, de fonder une théorie solide et objective de la connaissance. Du point de vue auquel nous avons été placés jusqu’ici, la sociologie apparaîtrait comme propre bien plutôt à éliminer qu’à consolider les valeurs collectives de la tradition. Et dépister ce qui dans les croyances et les coutumes des civilisations actuelles demeure de la mentalité primitive, n’est-ce pas poursuivre l’effort d’un Montaigne ou d’un Hume pour renverser le droit au respect intérieur, d’une autorité qui est tout externe, pour dissiper et ruiner le préjugé du sacré ? En d’autres termes, nous sommes ici au carrefour des routes, et il faut opter entre deux méthodes entièrement différentes pour l’interprétation des faits ethnographiques : une sociologie critique et un « sociologisme » dogmatique[1].

  1. Cf. Les Étapes de la philosophie mathématique, 1912, § 365, p. 576, et les réflexions d’Émile Durkheim, dans l’Année sociologique, t. XII (1909 ; 1912), 1913, p. 36.