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système par des raisonnements, mais ils pensent avoir, dans les coïncidences qu’ils peuvent citer, une preuve formelle de sa vérité : et à leurs yeux une coïncidence accidentelle est plus convaincante que le raisonnement le plus rigoureux… Tous les cas où l’événement a paru vérifier la prédiction sont soigneusement conservés, tandis que ceux où le présage s’est trouvé faux sont vite oubliés ». (M. P., p. 129.)

Seulement, cette première conclusion n’est tout à fait juste que si elle est corrigée par la formule inverse. La docilité à l’expérience s’accompagne, dans les sociétés inférieures, de ce qui nous apparaît comme le maximum de préjugé. Hume avait supprimé toute liaison intrinsèque entre les phénomènes, toute nécessité rationnelle ; il retenait uniquement la consécution empirique. Une telle doctrine réalisait ce progrès de limiter à la succession des phénomènes le plan de l’affirmation certaine ; elle excluait l’imagination d’une causalité supra-naturelle qui serait incontrôlable et invérifiable ; elle éliminait le prédéterminisme des métaphysiciens et des théologiens, tel que l’exprimait encore, dans la seconde moitié du xviie siècle, la conclusion du Discours sur l’Histoire universelle : « Ne parlons plus de hasard ni de fortune, ou parlons-en seulement comme d’un nom dont nous couvrons notre ignorance. Ce qui est hasard à l’égard de nos conseils incertains est un dessein concerté dans un conseil plus haut, c’est-à-dire dans ce conseil éternel qui renferme toutes les causes et tous les effets dans un même ordre. De cette sorte, tout concourt à la même fin ; et c’est faute d’entendre le tout, que nous trouvons du hasard ou de l’irrégularité dans les rencontres particulières. » Du point de vue de la pensée moderne, donc, il semble que nous devions choisir entre le phénoménisme naturaliste, où n’importe quoi peut suivre n’importe quoi, et le dogme philosophique qui suspend les événements de l’univers à un dynamisme supra-cosmique. À supposer même que l’on veuille retenir tout à la fois les deux plans, ainsi que Cournot y paraîtrait disposé, il faut en tout cas les distinguer avant de les superposer. Or, les sociétés inférieures, on dirait qu’elles ne choisissent pas, qu’elles ne distinguent pas. Leur pensée se meut dans une atmosphère tellement saturée de causalité que le premier antécédent venu se revêt immédiatement d’un pouvoir efficace ; et l’on voit ainsi, suivant l’exemple cité jadis par Comte, les Indiens attribuant à Christophe Colomb l’éclipse qu’il avait prévue[1]. M. Lévy-Bruhl

  1. Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la Société (mai 1822), apud Système de politique positive, t. IV, 1895. Appendice général, p. 94.