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pièges à poissons les dispositions les plus ingénieuses, etc. » (M. P., p. 517.)

La diversité des aspects sous lesquels s’offre à nous la mentalité primitive explique la divergence des interprétations qui en ont été proposées. Tous les sociologues sont d’accord pour y voir comme la toile de fond sur laquelle doit se détacher le mouvement de la pensée à travers l’histoire. Mais, en vertu de cette relativité qui est la condition de tout savoir humain, la perspective de la société primitive est liée à la façon dont chacun de ces sociologues définit lui-même les fonctions mentales dans notre civilisation actuelle. Ainsi, comme nous avons eu l’occasion de l’établir en ce qui concerne la numération, on dira des pratiques rudimentaires qu’ont inventées les peuples inférieurs, qu’elles sont contraires ou bien analogues aux procédés de l’arithmétique, selon qu’on se place au point de vue de ceux qu’Évariste Galois traitait de « gens du monde[1]» ou des mathématiciens eux-mêmes. Les uns, en effet, s’imaginent que la mathématique procède d’après la méthode régulière de déduction, qui est exposée dans les livres. Les autres ont conscience de n’avancer qu’à l’aide de combinaisons et de comparaisons, pleines de tâtonnements et de heurts, suivant une marche en zigzag, qui est caractéristique de toute exploration en terrain nouveau. La difficulté fondamentale est la même quand il s’agit de saisir la relation entre les idées primitives sur la causalité et les représentations que l’on attribue aux sociétés civilisées. Tout dépendra du choix préalable que l’on aura fait pour la base de référence, de la façon dont on aura fixé les caractères de la relation que l’on considère comme douée de valeur objective, ou tout au moins universelle.

51. — À travers l’histoire de la philosophie, le minimum de préjugé sur la causalité se rencontre chez David Hume. Il n’est pas défendu de penser que ce même minimum se retrouve dans les sociétés inférieures. Quelque étrange que soit une coïncidence ; ou plus exactement peut-être en raison même de son caractère anormal, elles l’accueillent comme marquant une liaison réelle, comme venant grossir le trésor de leur sagesse empirique. Ainsi, dit M. Perham (cité par Ling Roth, The natives of Sarawak, I, p. 195), les Dayaks, de Bornéo, « ne tarissent pas en histoires où sont racontés les échecs, les maladies, les morts dus à des présages qu’on a eu l’imprudence de négliger. On peut essayer de combattre ce

  1. Voir Les Étapes de la philosophie mathématique, 1912, § 14, p. 22.