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prirent à mes deux chèvres, qui pourtant échappèrent à la mort. À la fin, leurs injures et leurs accusations se concentrèrent sur un grand portrait de la reine Victoria, qui était accroché au mur de notre salle à manger. Avant l’épidémie, les gens venaient, même de fort loin, pour voir ce portrait, ei ils pestaient de longues heures à le regarder. Maintenant cette image inoffensive de notre gracieuse reine était devenue la cause de la destruction de la santé et de la vie… et l’on prétendait exiger de moi que je la fisse disparaître ; je n’y voulus pas consentir[1]. »

49. — Dans cette dernière catégorie d’exemples, on dirait que la mentalité primitive présente de soi une image qui est opposée à celle qu’elle nous offrait dans les cas que nous avions tout d’abord considérés. Là, en effet, quel que fût le phénomène, on voyait la pensée se replier, comme vers son centre, vers des notions qui lui sont familières ; du même antécédent elle tirait les conséquences les plus variées. Le churinga explique les événements les plus divers. Le churinga, dit Durkheim[2], « a toutes sortes de propriétés merveilleuses : par attouchement, il guérit les blessures, notamment celles qui résultent de la circoncision ; il a la même efficacité contre la maladie ; il sert à faire pousser la barbe ; il confère d’importants pouvoirs sur l’espèce totémique dont il assure la reproduction normale ; il donne aux hommes force, courage, persévérance, déprime, au contraire, et affaiblit leurs ennemis. » Et voici que la mentalité primitive nous apparaît suivant un processus exactement inverse. Maintenant, elle se fixe dans le conséquent comme dans son centre, et elle projette son rayon de lumière sur tout le cercle de l’horizon, prête à saisir n’importe quel point de la circonférence. Au lieu de suspendre les événements observés dans la nature à un monde d’antécédents situés en dehors de la nature observable, et que l’esprit conserve à sa disposition dans le réservoir illimité des notions traditionnelles, l’effort des non civilisés consisterait à se rendre compte de l’issue singulière d’un événement qui se détache dans leur esprit comme nouveau et comme isolé ; pour cela, ils tentent de rattacher cette singularité à quelque autre événement, saisi également dans l’expérience, et présentant le même caractère de nouveauté, susceptible par là de former couple avec elle.

  1. Customs and superstions of New-Guinea natives, proceedings of the Queensland branch of the R. Geographical Society of Australasia, 1891-1892, vii, 1, p. 23, apud F. M., p. 72.
  2. Les formes élémentaires, p. 170.