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que le lendemain, ou la semaine suivante, il apprenne que son fils est mort au Queensland, il rapportera les deux faits l’un à l’autre. » (F. M., 72.)

Encore ici, d’ailleurs, en utilisant les mots de notre vocabulaire qui correspondent le mieux à ce que nous croyons saisir de la mentalité primitive, nous devons nous mettre en garde contre les associations habituelles dont ces mots sont l’origine. S’il n’y a point de hasard dans la mentalité primitive, la négation du hasard n’y implique nullement ce qu’elle impliquerait dans la nôtre, à savoir que l’esprit se détourne de la contingence et de l’accident. Au contraire, il ne s’y arrêtera que davantage. On dirait que derrière l’apparence du contingent il pénètre immédiatement la réalité du nécessaire, et, en effet, l’une des caractéristiques de la mentalité primitive, c’est qu’elle dépouille l’accident de son caractère fortuit pour lui attribuer la valeur d’une cause déterminante :

Rien n’est plus significatif, à cet égard, que les exemples réunis par M. Lévy-Bruhl : « Un soir, raconte Sagard dans le Grand voyage au pays des Hurons (1632), p. 256, que nous discourions des animaux du pays, voulant leur faire entendre que nous avions en France des lapins et levrauts, je leur en fis voir la figure par le moyen de mes doigts, en la clarté du feu qui en faisait donner l’ombrage contre la cabane. D’aventure et par hasard, on prit le lendemain matin du poisson beaucoup plus qu’à l’ordinaire : ils crurent que ces figures en avaient été la cause, tant ils sont simples. » (F. M., p. 72.) En Nouvelle-Guinée, suivant le témoignage de Guise (Wanigela River, New-Guinea, Journal of the Anthropological Institute, etc., XXVIII, p. 212), « un homme qui revient de la pêche ou de la chasse, n’ayant rien pris, cherche dans sa tête le moyen de découvrir qui a ensorcelé ses filets. Il lève les yeux, et juste il aperçoit un indigène, d’un village voisin et ami, en route pour rendre une visite. Aussitôt l’idée lui vient que cet homme est le sorcier, et, au premier moment favorable, il l’attaque à l’improviste, et il le tue ». (F. M., p. 72.) Enfin, voici le récit du Révérend Edelfelt, qui se place également en Nouvelle-Guinée : « Au moment où je m’établis avec ma femme à Motumotu, une sorte d’épidémie de pleurésie régnait le long de la côte… Naturellement, on nous accusa, ma femme et moi, d’avoir apporté le messager de mort, et on demanda à grands cris que nous, — et les maîtres d’école polynésiens avec nous, — subissions pour cela la peine capitale… Il fallait néanmoins une cause, et les indigènes accusèrent un pauvre malheureux mouton que j’avais ; il fut tué pour les satisfaire. L’épidémie ne diminuant pas ses ravages, ils s’en