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exemple afin de savoir si, oui ou non, le principe malfaisant s’est introduit chez un individu, procédures qui s’apparentent aux ordalies de l’antiquité grecque. Or, l’effort pour mettre en connexion le dynamisme a priori de la causalité avec les éventualités de l’observation réelle suppose déjà une certaine tension de l’intelligence, un certain commencement de culture. Nous citerons, sur ce point, une remarque importante de M. Man, que M. Lévy-Bruhl nous a transmise au sujet des indigènes des îles Andaman (E. H. Man, On the aboriginal inhabitants of the Andaman islands, « Journal of the Anthropological Institute of Great Britain », XII, p. 110) : « Ils sont dans un état trop primitif pour posséder aucune forme de jugement, ou même pour avoir foi dans l’efficacité d’une ordalie pour découvrir un coupable ; il ne semble pas qu’aucune pratique de ce genre ait existé chez eux. » En fait, continue M. Lévy-Bruhl, dans les sociétés du type le moins élevé que nous connaissions, en Nouvelle-Guinée, en Australie, en Amérique du Sud, on n’a guère observé, jusqu’à présent, d’ordalies [proprement dites]. Cette sorte d’épreuves paraît s’être surtout développée dans des groupes sociaux parvenus à une certaine forme d’organisation politique : chez les Bantous, par exemple, chez les noirs de l’Afrique occidentale, chez les Malais, etc. » (M. P., 282.)

48. — La procédure des ordalies, comme la pratique de la divination, est une expérience canalisée par les coutumes sociales et les règles de l’art. L’ethnographie nous fait connaître des circonstances où l’expérience, à laquelle les primitifs se réfèrent, a un tout autre aspect ; c’est l’expérience « vague », absolument vague, pourrait-on dire, qui n’est soumise à aucune restriction, pas même à cette limitation formelle qu’imposent à notre imagination la continuité et l’homogénéité des formes spatiales ou temporelles. « Pour les indigènes, dit le Dr Pechuel-Loesche, il n’y a point de hasard. Ce qui est contigu dans le temps, même en des points de l’espace très éloignés les uns des autres, leur apparaît aisément comme lié par une relation causale[1]. » À Tanna (Nouvelles-Hébrides), raconte un autre observateur, M. Gray, (Notes on the Natives of Tanna, « Journal of the Anthropological Institute, etc. », XXVIII, p. 131), il paraît presque impossible de dire comment les idées des naturels se lient les unes aux autres. Par exemple, que l’un d’eux, passant sur un chemin, voie tomber sur lui d’un arbre un serpent, et

  1. Die Loango-Expedition, III, 2, p. 333, apud F. M., p. 73.