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la prétention d’apporter, et d’imposer, au savant un tableau a priori de ce qu’il y a d’essentiel dans la fonction scientifique ; d’où il résulterait que, s’il n’est pas tout à fait interdit au physicien de consulter la nature, du moins il conviendrait de voir dans l’expérimentation un procédé de portée et d’intérêt secondaire, destiné en définitive à vérifier le bien-fondé de l’anticipation philosophique. Plus d’une fois, dans les discussions auxquelles ont pris part les savants les plus réputés, nous avons eu la surprise de constater que du rationalisme, et particulièrement de la doctrine kantienne, ils n’ont guère retenu que l’a priorisme, qui en exprime pourtant l’aspect le plus extérieur, le plus superficiel et le moins fécond.

Une chose est donc nécessaire : c’est de méditer sur la nature et sur la portée de l’expérience au sens empiriste, de la confronter avec le cours effectif de la science, avant d’aborder l’intelligence de l’expérience au sens rationaliste. L’expérience de l’empirisme, c’est une expérience absolue : elle s’achève au moment même où elle commence à se manifester, dans la présentation d’un absolu, et l’idéal d’une telle expérience rejette dans le plan de la subjectivité tout travail propre, tout effort original, de l’esprit humain, en vue de la perception ou de la science. Et, en effet, ce que nous mettrions de nous-mêmes dans la connaissance ne servirait qu’à nous éloigner du réel : il faudrait, pour prendre possession de la nature, que nous fût départi le don miraculeux de nous fondre dans les choses elles-mêmes, et, directement, sans interposition de symboles ou de chiffres, de mesures ou d’équations, de devenir l’espace et le temps, la matière et l’énergie. L’expérience du rationalisme, c’est une expérience humaine, expérience d’un être pour qui quelque chose est à connaître qui ne s’identifiera pas à lui dans son être, qui devra demeurer distinct de lui, comme lui-même est distinct de ce qu’il connaît.