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emprunté au trésor de faits réunis par M. Lévy-Bruhl, des exemples tirés de la Nouvelle-Guinée. « Bidja fut le premier à prendre du poisson : jusque-là, les gens de Mawata se contentaient de ramasser des coquillages. Ils désignaient les poissons par le nom d’ebihare (êtres mystérieux) et s’en écartaient. Bidja, qui a été instruit en rêve pas un esprit, pêche une raie, la fait cuire, et la mange, à la grande frayeur de ses compagnons. Contrairement à leur attente, ils virent le lendemain que Bidja ne se portait pas plus mal pour avoir mangé de l’ebihare… Depuis ce jour, les gens quittèrent leur travail dans les jardins et allèrent à la pêche. » Ailleurs un personnage mythique voit pour la première fois des noix de coco : « Il en éplucha une, l’ouvrit, et, par manière d’essai, donna un morceau du noyau à un chien auquel il ne tenait pas beaucoup. » Tous les chiens en mangèrent. « L’homme attendit quelque temps, et comme rien ne se produisait : « Oh ! c’est bon à manger, » se dit-il ; il en goûta lui-même[1]. » De semblables récits font connaître d’une façon péremptoire, la représentation que la mentalité primitive a de soi, la conscience à laquelle elle est incontestablement parvenue, que les générations ne se sont pas succédé sans devenir témoins de faits nouveaux, sans avoir agrégé à leur civilisation des pratiques inconnues, regardées d’abord comme suspectes et menaçantes, après qu’elles ont été soigneusement soumises au contrôle de l’expérience et méthodiquement confirmées par elle.

Assurément les mots de contrôle et de méthode ne comporteront pas ici la rigueur que depuis trois siècles nous sommes accoutumés de leur donner. Mais il est vrai néanmoins que le caractère ultra-phénoménal des préliaisons mystiques, qui constituent pour la mentalité primitive les relations de causalité, implique un recours constant à l’expérience. Les préliaisons mystiques, qui sont enracinées dans l’esprit de l’indigène et conduisent ses actions, possèdent cette même généralité indéterminée que les peuples parvenus à la réflexion systématique, attribueront plus tard au concept. Elles planent au-dessus du monde visible des phénomènes, en attendant qu’elles « atterrissent », pour s’ « incarner » dans quelque réalité donnée. Et le secret d’une telle incarnation devra être demandé à l’expérience. Ainsi s’établissent les procédures régulières que l’on a signalées dans un très grand nombre de sociétés inférieures, par

  1. Landtman. The folk tales of the Kiwai Papuans. Acta societatis scientiarum fennicœ, XLVII, p. 212 et 318 (M. P., p. 449).