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même. Ils agissent alors en instruments inconscients du principe qui habite en eux. » (M. P., p. 278.)

47. — Ainsi donc un premier trait de la « mentalité primitive » semble tout à fait établi. Cette mentalité ne consent pas à se contenter du plan de l’expérience. Elle le dépasse pour établir des liaisons entre l’effet visible et la cause invisible. D’où nous ne conclurons pourtant pas qu’elle renonce à tout contact avec l’expérience. D’une part, il serait dangereux de rien affirmer ici d’absolu, étant donné la difficulté des observations, compliquées chez l’observateur par une tendance à la généralisation globale, à l’interprétation collective, qui est inévitable et presque invincible quand on est réduit à voir les choses du dehors. D’autre part, un contact prolongé avec l’intelligence primitive n’est pas sans donner occasion d’y saisir quelques indices d’inquiétude et de critique, témoin le récit suivant de G. Taplin : « Un jour, j’entendis pleurer à grands cris dans les huttes. J’y allai, et je trouvai les femmes en larmes, la figure noircie et s’arrachant les cheveux. Un vieillard était assis au milieu d’elles, avec une expression de désespoir sur le visage. Je demandai ce que tout cela voulait dire, et j’appris que le vieillard avait rêvé que quelqu’un à Tipping avait mis un ngadhungi au feu pour le faire mourir (maléfice opéré au moyen de restes de repas)… Plusieurs des jeunes gens m’assurèrent qu’il mourrait en effet, à moins qu’on ne se rendît à Tipping pour arrêter ce maléfice. J’envoyai donc des gens comme ils le désiraient. Le lendemain, mes émissaires revinrent, en disant qu’ils n’avaient pas découvert de sorcellerie. On tomba d’accord qu’il avait dû y avoir une méprise, et alors le vieillard se rétablit[1]. »

Il est vrai que dans cette enquête on relève l’intervention et le contrôle d’une personne étrangère au groupe ; c’est malgré eux peut-être que les non civilisés ont abouti à tenir compte des résultats négatifs de l’expérience. Mais les ethnographes ont recueilli chez les sociétés inférieures des légendes qui permettent de les apercevoir livrées à elles-mêmes, se racontant, pour leur seul plaisir et pour leur seule édification les origines de leur vie collective. Or, certaines de ces légendes insistent d’une façon significative sur l’étonnement produit par une idée neuve qui a subi avec succès l’épreuve de l’événement ; elles mettent en lumière un rudiment de méthodologie expérimentale. Voici, toujours

  1. The Narringeri Tribe, p. 135, apud M. P., p. 100.