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leur montrer la profonde absurdité de leur accusation, mais ils me répondirent : « Pourquoi l’alligator a-t-il saisi justement celle du milieu et non pas une de celles qui étaient de chaque côté ? » Impossible de les faire sortir de cette idée. Les deux femmes furent obligées de boire la « casca » (ordalie par poison). Je n’en sus pas la fin, mais le plus vraisemblable est que l’une d’elles ou toutes les deux périrent ou furent réduites en esclavage. » (M. P., p. 35.)

Dialogue singulièrement suggestif : les interlocuteurs ne considèrent qu’en apparence les mêmes choses, car ils les situent dans des différents plans de perspective. Pour le civilisé, la mort de l’indigène, considérée à part du fait social qu’elle constitue, est un phénomène de l’ordre naturel qui, en tant qu’effet physiologique, ne réclame que des causes physiologiques. Mais cette dissociation entre les deux aspects d’un même phénomène, qui, à nos yeux, est la condition d’une intelligence positive, les non civilisés ne l’opèrent pas. Seule, la répercussion humaine provoque leur curiosité, parce que cela seul, selon leur mentalité, définit dans son caractère propre l’événement. Dès lors, on les voit refuser de prendre en considération les circonstances particulières, qui sans doute rendent compte de l’accident en tant qu’accident, mais qui ne fournissent pas une causalité adéquate à l’effet, tel qu’il est donné à l’esprit des peuples inférieurs. En revanche, ils trouveront toute satisfaction dans le recours aux pouvoirs occultes, qui sont inhérents à toutes sortes d’hommes et de choses, notamment aux sorciers, aux images ou aux paroles du rêve, aux désirs conscients ou inconscients, aux animaux envisagés comme porteurs de présages et comme facteurs d’événements. Causalité incontrôlable, causalité chimérique, tant que l’on voudra, mais qui, précisément parce qu’elle est imaginaire, apparaîtra tout à la fois intégrale et infaillible. « Il est, remarque M. Lévy-Bruhl, de la nature d’une préliaison d’être indiscutée et indiscutable. » (M. P., p. 89.) Voici, par exemple, ce qui se passe chez les Waniaturu ; « si un homme a été tué par la foudre, on dit que c’est son châtiment, parce qu’il était sorcier[1]. » À quoi la victime ne saurait rien objecter, parce qu’elle est morte, mais pour ce motif aussi, qui n’est pas négligeable, que la sorcellerie n’a pas besoin, pour exister, de se révéler à la conscience : « Les sorciers… peuvent aussi s’ignorer eux-

  1. Eberhard von Sick, Die Waniaturu, Bässler-Archiv, V. Heft 1-2, p. 55, apud M. P., p. 316.