Page:Brunschvicg - L'expérience humaine et la causalité physique, 1922.djvu/116

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tranchée à l’endroit où le corps a été placé, et observent dans quelle direction va se porter un insecte déterré par la pioche. Cette direction indique la tribu qui est responsable de la mort et dont un membre doit être puni. Un jeune indigène du groupe, ainsi localisé ayant été tué, « les amis de ce jeune homme, témoins oculaires de sa mort et sachant parfaitement qui étaient ceux qui les avaient attaqués, ne s’en mirent pas moins à procéder suivant l’usage et à creuser une tranchée afin de pouvoir, dans la direction indiquée, procéder à une petite expédition et commettre un nouveau meurtre. » (F. M., p. 326.)

46. — On voit que ce n’est pas être injuste envers les empiristes que de leur reprocher une méthode abstraite et quelque peu livresque, qui leur a fait imaginer un « homme de la nature », capable de s’instruire docilement au spectacle de l’univers, de recueillir les séquences les plus simples et les plus communes : L’eau noie ou le feu brûle. L’épreuve de la réalité fait apparaître cette conception, si vraisemblable qu’elle soit, comme tout à fait fantastique. L’enchaînement, entre les circonstances qui précèdent et les circonstances qui suivent, n’est pas ce qui intéresse les sociétés inférieures. Elles le laissent échapper, préoccupées qu’elles sont de liaisons préformées qui seules ont de quoi les satisfaire. « Non seulement, écrit M. Lévy-Bruhl, les séquences de phénomènes les plus frappantes passent souvent inaperçues pour l’esprit des primitifs, mais souvent aussi ils croient fermement à des séquences qui ne se vérifient jamais. L’expérience n’a pas plus le pouvoir de les détromper que de les instruire. Dans une infinité de cas, leur mentalité… est imperméable à l’expérience. » (F. M., p. 75.) Cette imperméabilité se manifeste de façon saisissante lorsque l’Européen s’avise d’attirer l’attention des non civilisés sur les conditions particulières de l’événement, sur l’enchaînement des circonstances phénoménales ; les indigènes s’en détournent, ayant le sentiment très net qu’elles ne sauraient fournir de réponse à la question qui les intéresse. « Pendant mon séjour à Ambrizette, dit Monteiro (Angola and the river Congo, 1875, I, p. 65), trois femmes Cabinda étaient allées puiser de l’eau à la rivière. Elles remplissaient leurs pots l’une près de l’autre, quand celle du milieu fut happée par un alligator, entraînée aussitôt sous l’eau et dévorée. La famille de cette pauvre femme accusa immédiatement les deux autres de lui avoir jeté un sort, et de l’avoir fait happer du milieu d’elles par l’alligator. Je leur fis des représentations, et j’essayai de