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nique de ses prédécesseurs, si ingénieuse, si subtile, si riche qu’elle soit, une distance infinie, c’est que celle-là possède un principe de relation quantitative, permettant la discrimination entre la vérité, d’une part, et d’autre part, son inverse. Elle satisfait par suite aux conditions que Kant avait indiquées, en 1781, comme nécessaires à la constitution d’un univers scientifique, offrant dans l’expérience un déterminisme rigoureux des phénomènes. La Première analogie de l’expérience trouve son expression adéquate dans les formules célèbres : « Rien ne se crée, ni dans les opérations de l’art, ni dans celles de la nature, et l’on peut poser en principe que dans toute opération, il y a une égale quantité de matière avant et après l’opération ; que la qualité et la quantité de principes est la même, et qu’il n’y a que des changements, des modifications. C’est sur ce principe qu’est fondé tout l’art de faire des expériences en Chimie : on est obligé de supposer dans toutes une véritable égalité ou équation entre les principes des corps qu’on examine et ceux qu’on en retire par l’analyse[1]. » Tel est le langage tenu par Lavoisier en 1789. Et Kant, aux yeux de qui déjà la chimie de Stahl, même restreinte aux limites modestes d’une technique expérimentale, n’en dépassait pas moins déjà les ressources fournies par la logique de l’empirisme[2], écrira en 1796, dans la préface de sa Rechtslehre : « Si l’on veut procéder en philosophie par principes, il n’y a qu’un seul vrai système possible, si diverses et si contraires qu’aient été souvent les opinions des philosophes sur une seule et même question. C’est ainsi que le chimiste a raison de dire, qu’il n’y a qu’une chimie (celle de Lavoisier)[3]. »

  1. Traité Élémentaire de Chimie, t. I, 1789, ch. XIII, p. 140.
  2. Seconde Préface à la Critique de la Raison pure (1787). « Lorsque Galilée fît rouler sur un plan incliné des boules dont il avait lui-même déterminé la pesanteur, ou que Torricelli fît porter à l’air un poids qu’il savait être égal à une colonne d’eau à lui connue, ou que, plus tard, Stahl transforma des métaux en chaux et la chaux à son tour en métal, en y retranchant ou en ajoutant certains éléments, alors une nouvelle lumière vint éclairer tous les physiciens. Ils comprirent que la raison n’aperçoit que ce qu’elle produit elle-même d’après ses propres plans, qu’elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements suivant des lois constantes, et forcer la nature à répondre à ses questions, au lieu de se laisser conduire par elle comme à la lisière. » Trad. Barni, T. I, 1869, p. 2.
  3. Éléments métaphysiques de la Doctrine du Droit, trad. Barni, 1853, p. 7. Cf. Cournot, Matérialisme, Vitalisme, Rationalisme, Étude sur l’emploi des données de la science en philosophie, 1875, p. 297. « La physique a été renouvelée, ou plutôt la science de la physique a pris naissance le jour où Galilée a imaginé de prendre pour sujet de l’expérimentation physique des grandeurs directement mesurables ; et un siècle et demi plus tard, la chimie a changé de face le jour où Lavoisier y a fait prévaloir le continuel emploi de la balance, c’est-à-dire de la mesure. »