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matière (la substance) ne périt pas, et que sa forme seule subit un changement[1]. »

Rien à coup sûr ne pourra mieux souligner la distance qu’il y a entre la réalité de l’expérience scientifique et la métaphysique a priori de l’empirisme que ce contraste véritablement « crucial » entre John Stuart Mill et Emmanuel Kant. En 1781 Kant a compris, en 1843 Mill n’a pas encore aperçu, ce qui devait assurer à la chimie de Lavoisier la valeur d’une science positive. De fait, si la causalité, dans la nature physique, était simplement ce qu’elle est dans le Système de Logique, la théorie du phlogistique serait irréprochable ; et de ce point de vue Ostwald a pu formuler dans un de ses livres : der Werdegang einer Wissenschaft, un jugement souvent rappelé : « La théorie du phlogistique a pour la première fois éclairci la relation réciproque des notions si importantes d’oxydation et de réduction ; par elle, la science les a acquises d’une façon durable. Que les vues sur la matière, qui étaient encore tout à fait vagues, fussent bientôt orientées en sens inverse, c’était relativement moins important[2]. » Dans la réalité de l’histoire, l’inversion, comme il est arrivé pour l’astronomie moderne avec Copernic, comme il devait arriver avec Abel pour la théorie des fonctions elliptiques, a été l’événement décisif, l’acte constitutif. Avec elle a pris fin l’empirisme baconien, qui était lui-même un reflet et un prolongement de l’empirisme médiéval. C’est que Lavoisier assure le triomphe d’une méthode nouvelle, qui seule était capable de donner à la chimie droit de cité dans la science. Tandis que les phlogisticiens, faisant fond sur une intuition réaliste et qualitative de la matière, affirmaient encore, en 1777, la matérialité du phlogistique[3], dès 1774, dans un rapport à l’Académie des sciences, les commissaires, qui étaient Trudaine, Macquer, Leroy et Cadet, disaient : « M. Lavoisier a soumis tous les résultats à la mesure, en calcul, à la balance, méthode rigoureuse qui heureusement pour l’avancement de la chimie, commence à devenir indispensable dans la pratique de cette science[4]. »

Ce qui met donc entre la science de Lavoisier, et la tech-

  1. Critique de la raison pure. Première Analogie de l’Expérience, Trad. Barni, t. I, 1859, p. 245. Le philosophe est le cynique Demonax. Cf. Meyerson, Identité et Réalité, 2e édit. 1912 p. 166.
  2. L’évolution d’une Science : la chimie, trad. Dufour, 1905, p. 19.
  3. Dans l’Avant-Propos au Traité chimique de l’Air et du Feu, de Scheele, le chimiste suédois Bergmann écrivait : « Le phlogistique paraît être une matière réellement élémentaire, qui pénètre la plupart des substances et qui s’y maintient avec opiniâtreté. » (Trad. de Dietrich, Paris, 1781, p. xlii.)
  4. Apud Opuscules physiques et chimiques de Lavoisier, t. I, 1774, p. 308. Cf. Meyerson, Identité et Réalité, 2e édition, p. 184.