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rendez le clair de lune, il gèle, et pourtant la lumière lunaire ne serait pour cela ni effet, ni cause, ni partie indispensable de la cause, comme le dit le canon. Ce serait simplement une circonstance constamment concomitante d’une condition nécessaire, la sérénité de l’atmosphère, condition elle-même insuffisante, les causes réelles et dérobées à l’observation vulgaire étant le refroidissement par rayonnement et la présence de la vapeur d’eau dans l’air. Il est clair que, ces derniers ne se montrant pas, la méthode de différence doit s’accrocher où elle peut, et rien ne l’empêche d’opérer et de conclure[1] ».

Ou c’est Herschel qui a raison. Mais alors la théorie de la rosée fournit tout autre chose qu’une uniformité invariable de succession. Elle détermine la causalité réelle en découvrant le mode d’action grâce auquel l’intelligence passe des phénomènes déterminants aux phénomènes déterminés. De ce point de vue, la concordance de succession entre le refroidissement par rayonnement et la gelée ne sera nullement comparable à la concordance de succession entre la présence de la lune et la rosée. Les deux cas correspondraient bien plutôt à deux conceptions opposées de la causalité scientifique. Dans le dernier cas, l’homme est en présence de phénomènes entre lesquels il note des coïncidences de simultanéité et de succession, sans être capable de décider qu’ils sont liés entre eux, qu’ils appartiennent à une même « branche » ou à un même « cours d’eau », bref qu’ils rentrent dans une même série naturelle. Par suite, les croyances aux influences de la lune, dans tous les domaines où l’observation des siècles antérieurs a cru les saisir, si elles sont plus ou moins bien justifiées quant au détail, n’en seraient pas moins toutes également bien fondées en principe. Dans le premier cas, au contraire et suivant l’expression de Herschel, « nous avons le droit de dire que nous voyons les faits avec les yeux de la raison[2] ». L’esprit ne s’est pas contenté de considérer qu’à un moment donné il y a de la vapeur d’eau dans un milieu rafraîchi et qu’il y a, au moment suivant, des gouttelettes de rosée. Il sait autre chose encore ; il a compris que c’est la vapeur d’eau qui est devenue goutte de rosée, il a fait rentrer phénomènes antécédents et phénomènes conséquents dans l’unité d’une même série, à l’intérieur de laquelle l’investigation scientifique du changement peut se donner carrière.

  1. Traité de Logique Générale et de Logique Formelle, édit. 1912, t. II,. p. 22.
  2. Discours, § 174, p. 164.