au delà du risque qu’entraîne la succession des événements, au delà du temps lui-même, que le vulgaire étale dans l’espérance vaine de suppléer à l’éternité idéale dont il se sent frustré ? En d’autres termes, l’initiation à la philosophie franchit le seuil où s’arrête l’initiation au mystère. Sa raison d’être est de conduire jusqu’à la région de la vérité absolue où l’unité s’établit du clair au clair, du pur au pur, de l’immuable à l’immuable.
Le juste platonicien, conscient de l’éternité de la raison, jouit dans son être intérieur d’un bonheur qui ne requiert aucune compensation future ; car dès maintenant il défie les apparences contraires. Relisons ensemble la République : « Le chef-d’œuvre de l’injustice est de paraître juste sans qu’on le soit ; le tyran idéal commettra les pires crimes et saura s’acquérir une réputation d’honnêteté. Mais pour le juste, il faut commencer par lui ôter sa réputation d’honnêteté : c’est le seul moyen de savoir s’il aime la justice pour elle-même ou bien pour les honneurs et les biens qu’elle procure. En un mot (dit le texte sublime et prophétique), le juste sera fouetté, torturé, mis aux fers ; on lui brûlera les yeux ; enfin, après lui avoir fait souffrir tous ces maux, on le mettra en croix, et par là on lui fera sentir qu’il faut se préoccuper, non pas d’être juste, mais de le paraître. »
Le pessimisme ne saurait aller plus loin. La misanthropie est la tentation du sage. Le 4 février 1779, Kant écrivait à Marcus Herz : « Une certaine misologie résulte, comme telle sorte de misanthropie, de ce que l’on aime à vrai dire, dans le premier cas la philosophie, dans le second cas l’humanité, mais qu’on les trouve ingrates l’une et l’autre, soit qu’on ait trop présumé d’elles, soit qu’on attende d’elles avec trop d’impatience la récompense de cet effort. Cette humeur morose, je la connais aussi, mais un regard favorable d’elles deux nous réconcilie bien vite, et ne sert qu’à rendre plus solide notre attachement à leur égard… »
J’ai cité ces lignes parce que Kant, manifestement, s’y souvient du passage du Phédon où, dans l’obsession de la tragédie qui a pesé sur toute sa vie et sur toute sa carrière,
