Page:Bruno Destrée - Les Préraphaélites, 1894.djvu/27

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans un cahier à la demande de sa femme, et qu’il plaça lui-même dans le cercueil, les faisant enterrer avec lui. En plaçant le manuscrit dans le cercueil, Rossetti, s’adressant à sa femme, comme si elle pouvait encore l’entendre, lui avait dit que les poèmes avaient été écrits pour elle et qu’ils devaient rester siens, et sa douleur était alors telle que personne n’osa l’empêcher de faire ce qu’il avait résolu ; mais quelque temps s’étant écoulé, les amis de Rossetti, qui gardaient le souvenir et l’admiration de ces poèmes qu’ils lui avaient entendu lire, en déplorèrent plus amèrement la perte et ne cessèrent d’implorer Rossetti, pour qu’il leur permît de les exhumer au moins temporairement, pour qu’une copie en pût être prise. Rossetti refusa pendant sept ans, mais pressé, sollicité continuellement de toute part, il finit par être en quelque sorte obligé à donner le consentement qu’on ne cessait de lui demander, et deux copies furent ainsi faites du manuscrit qu’on avait cru perdu et qui suscita un si grand enthousiasme quand il parut quelques années après.

Hanté par le souvenir de celle qu’il avait perdue, Rossetti la peignit dans un de ses tableaux les plus célèbres : la Beata Beatrix, donné depuis à la National Gallery par Lady Mount Temple[1]. Le sujet du tableau est emprunté à la Vie Nouvelle du Dante. Béatrice est représentée assise, au balcon de la maison de son père, dominant la ville de Florence. L’Arno, le Ponte Vecchio et la tour de Giotto s’aperçoivent au fond du tableau. Béatrice est ravie en extase, et une colombe, les

  1. Le tableau de Rossetti fut donné à la National Gallery par Lady Mount Temple en mémoire de son mari. Cette façon d’honorer et de rappeler une mémoire chère me semble particulièrement belle et serait, me semble-t-il, un exemple à suivre chez nous. À Londres le cas n’est pas isolé ; au même musée de la National Gallery se trouve un merveilleux chef-d’œuvre de Pisanello, Saint Antoine et saint Georges, présenté par Lady Eastlake en souvenir de son mari.
23