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SUR UN BUSTE DE RABELAIS

xviiie et, en particulier, dans ce fameux Dictionnaire de Bayle, mélange surprenant et caractéristique d’érudition, d’athéisme et d’obscénité…

Je craindrais, si je poursuivais, que l’on ne m’accusât de vouloir, avec ses fanatiques, transformer Rabelais en un précurseur des idées de la révolution. Et, en effet, il faut prendre garde aux expressions dont on se sert pour caractériser un homme, et ne pas lui prêter des intentions ou des idées que nous n’avons appris nous-mêmes à nommer que depuis qu’il est mort. Dire de Rabelais qu’il fut un précurseur de la Tolérance et de la Libre pensée, cela est aussi ridicule que de dire d’Alexandre que ses discours électrisaient ses troupes, ou qu’un regard de César magnétisait ses soldats rebelles. Il n’est pas moins vrai cependant que l’on ne saurait, comme l’a fait Montaigne, mettre l’auteur de Pantagruel au nombre des auteurs « simplement plaisants » ; ni se contenter, avec Sainte-Beuve, d’en faire un « Homère bouffon ». Rabelais est quelque chose de plus, ou quelque chose d’autre. Il s’égaie, et il nous égaie ; mais il pense, et il nous fait penser : c’est ce qui le distingue des conteurs de son temps et de ceux qui l’ont précédé. Que d’ailleurs on ne puisse pas l’entendre aisément ni toujours, rien de plus naturel. Lui-même, en effet, n’entend qu’à peine sa propre pensée ; ou du moins, comme il n’en voit pas toutes les conséquences, qui ne s’en dégageront qu’une à une, selon que l’occasion et le temps le voudront, il n’en donne pas toujours une expression assez nette,