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QUESTIONS DE CRITIQUE

« passe-temps » plutôt que par « estude ». et le monde transformé en une immense abbaye de Thélème.

Et par là s’explique enfin, sous sa modération, quoique réelle, ce que l’on peut appeler le caractère militant et agressif du Pantagruel et du Gargantua. Rabelais respecte le dogme ; — et peut-être, au fond, continue-t-il d’y croire, à moins encore qu’il ne se soucie pas de savoir ce qu’il en pense ; — mais, en attendant, il ruine le support et il attaque la racine du dogme. Qu’est-ce en effet que cette adoration de la nature qui circule dans le roman tout entier, qui l’anime, qui donne à ses allégories, en même temps que leur sens, l’air, les couleurs et le mouvement de la vie ? sinon, tout simplement, une conception nouvelle de l’homme et de l’objet de l’existence humaine, qui se substitue insensiblement à l’ancienne ? puisque c’est la réhabilitation de tout ce que l’Église, en son langage, a condamné, condamne encore sous le nom de concupiscence. Les commentateurs ne l’ont pas toujours très bien vu, ceux en particulier qui continuent, sur la parole de La Bruyère, à diviser Rabelais, pour ainsi dire, à faire de son œuvre deux parts, dont ils rejettent l’une, qu’ils délèguent à la canaille, et tout de même veulent retenir l’autre. Mais « la canaille », mieux inspirée que les commentateurs, ce qui lui est arrivé quelquefois dans l’histoire, et notamment en cette circonstance, a parfaitement compris que Rabelais ni son livre ne sont de ceux que l’on divise ; et la preuve, c’est qu’elle a créé la