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LA LITTÉRATURE PERSONNELLE 241 avec nous. Mais lorsque nous sommes devenus à peu près les maîtres de nos idées, qu’elles sont à nous et devenues nous-mêmes, alors, c’est l’effort même que nous faisons pour les traduire qui en altère la sincé- rité. Quand nous ne sacrifierions qu’au seul besoin d’être clairs, c’en serait assez pour que l’idée, n’é- tant pas rendue comme nous la pensons, mais comme nous voulons qu’on la pense d’après nous, ne fût déjà plus tout à fait elle-même. Et quand elle le serait, qui ne sait ce que les exigences de la composi- tion, la nécessité de la phrase, la séduction d’un tour original ou d’un mot heureux lui enlèveraient encore de sa sincérité ? L’écriture est une transposi- tion. Nous déformons notre pensée en l’incorporant dans notre phrase, voilà pour la sincérité ; et, pour le naturel, quand nous y atteignons, c’est l’âge, hélas ! de cesser d’écrire. Toutes ces raisons font que peu de gens, et encore moins de jeunes gens, peuvent penser par eux-mêmes avec sincérité; et c’est pourquoi je ne crois pas qu’on les y doive encourager. Car, au lieu des leçons de l’ancienne rhétorique, c’est leur en donner d’un autre genre, sans doute, mais qui n’en diffèrent guère que pour être plus dangereuses. Il y a des recettes aujourd’hui pour être « personnel » ou « original » comme il y en avait autrefois pour faire une tragédie ou un poème épique; mais, là ou manque l’expérience de la vie, comment voudrait-on qu’il y eût, comme Ton dit, « quelqu’un » ? et quelle