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240 QUESTIONS DE CRITIQUE mais on vit autrement que tout le monde, et quoique, au lieu d’un poète macabre ou d’un romancier fantas- tique- on fût peut-être né pour faire le meilleur des fils, le meilleur des époux, et le meilleur des pères. Sous prétexte d’originalité, on se fait ainsi à soi- même une existence, et insensiblement une nature artificielle, et on en arrive à être tellement soi-même que vos lecteurs vous prennent pour un autre que vous. Je ne vois pas bien ce que pourrait gagner la littérature à ce métier bizarre qui n’en est pas moins, et très malheureusement, pour beaucoup de bons jeunes gens parmi nous, l’art lui-même, — comme ils l’appellent. Ils ignorent sans doute, comme on l’enseignait autrefois, et avec raison, que le naturel et la sincérité, ce sont les dernières qualités qu’un consciencieux écrivain acquière. Étouffée sous l’autorité naturelle de la coutume et de l’exemple, de l’éducation ou de l’opinion, notre personnalité ne s’en dégage que len- tement et laborieusement, quand encore elle y réus- sit. Nous commençons donc par imiter les modèles ou nos maîtres; et nous ne pouvons mieux faire, car si nous ne voulions imiter ni répéter personne, la vie se passerait avant que nous eussions commencé d’é- crire. Il est bon d’ailleurs que les générations se con- tinuent les unes les autres ; et je ne sache rien de plus naïvement insolent, dans le temps où nous sommes, que cette persuasion où nous paraissons être, en général, que le monde a commencé d’exister