Page:Brunetière - Questions de critique, 1897.djvu/246

Cette page n’a pas encore été corrigée

436 QUESTIONS DE CRITIQUE Ton peut dire que le lyrisme a renouvelé, non seu- lement la poésie, mais la littérature contemporaine tout entière, c’est de quoi hésiter sur la littérature personnelle, ou plutôt il faut modifier le jugement que nous en portions tout à l’heure. Évidemment elle répond à quelque chose de nouveau dans le monde ; et ce quelque chose, ne serait-ce pas la croissante complexité de la vie sociale? Si les grandes aven- tures sont plus rares qu’autrefois, et en général moins extraordinaires, cependant la vie d’un homme diffère beaucoup plus qu’autrefois de la vie d’un autre homme. Aux cadres rigides qui maintenaient jadis nos pères dans le rang et dans la condition où le sort les avait fait naître, une organisation nouvelle a sub- stitué des catégories sociales qui n’en sont plus qu’à peine, tant les limites en sont flottantes et confuses, tant il est aisé d’en sortir, el, au besoin, les unes après les autres, de les traverser toutes. Il en résulte que le champ de l’expérience de la vie, pour chacun de nous, s’est singulièrement élargi; qu’une foule d’épreuves aussi nous sont imposées qui étaient épargnées à nos pères ; que nous vivons cha- cun une existence très diverse de celle de nos sem- blables ; etconséquemment enfin, qu’au lieu des res- semblances, ce sont les différences, de jour en jour, qui s’accusent, se précisent, et se diversifient elles- mêmes pour ainsi dire à l’infini. Cet homme général, qui n’a jamais peut-être existé nulle part, cet être sentant et pensant dont on croyait pouvoir cataloguer