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NOUVEAUX ESSAIS

N’est-ce pas aussi bien où il faut que l’art aboutisse, quand on commence par poser en principe qu’il doit se suffire à lui-même ? Si l’on ne saurait évidemment lui donner « la Science » ou « la Morale » pour but, on ne peut sans doute lui proposer davantage « la Désillusion » ou «l’Immoralité » pour objet. Mais en vain voudra-t-on le consacrer à la réalisation de ce qu’on appelle emphatiquement « la Beauté pure », et il faut toujours bien que cette beauté soit prise elle-même de la nature et de l’humanité. Baudelaire, égaré par ce mépris transcendant du vulgaire qui a perdu tant d’artistes et tant d’écrivains, a voulu que l’art devînt proprement un grimoire, dont la lecture ne fût permise qu’à de rares initiés, et d’ailleurs dont les caractères cabalistiques ne cacheraient ni n’exprimeraient rien. Il n’y a réussi qu’à moitié pour sa part, et certainement nous n’aurions pas, après trente ans, à reparler des Fleurs du mal, si, par malheur pour sa réputation, elles étaient conformes à ses théories. Mais sont-ce bien ces théories que nous voulons que l’on glorifie ? à quel titre ? comme prétentieusement paradoxales, ou comme insolemment aristocratiques ? n’ont-elles pas fait assez de mal ? et quel bien en est-il résulté ?

L’une des pires conséquences qu’elles puissent entraîner, c’est, en isolant l’art, d’isoler aussi l’artiste, d’en faire pour lui-même une idole, et comme de l’enfermer dans le sanctuaire de son moi. Non seulement alors il n’est plus question que de lui dans son