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NOUVEAUX ESSAIS


d’en convenir, à moins qu’ayant vécu je ne sais dans quelle indifférence ou dans quel éloignement orgueilleux de ses semblables, il ignore le pouvoir de l’opinion, la contagion de l’exemple, et l’autorité de l’éducation ?

Baudelaire est-il de ceux que l’on puisse proposer en exemple ? Je ne parle ici, comme on l’entend bien, ni de l’homme, ni de sa vie privée, — que je ne connais point, que je ne veux pas connaître, — mais uniquement du poète et de son œuvre. Je n’examine même pas, je l’ai dit, s’il fut toujours ou habituellement sincère, et, dans ses plaintes ou dans ses blasphèmes, s’il ne s’est pas glissé parfois, avec beaucoup de rhétorique, une intention de mystifier son monde. Mystifier le monde, il se peut qu’après tout ce soit une façon d’être sincère, si c’en est une de lui témoigner son mépris ; et d’ailleurs le poète ou l’écrivain sont toujours assez sincères pour nous, dès qu’ils ont réussi à nous faire éprouver les sentiments qu’ils expriment. On pourrait ajouter qu’en matière d’art ou de littérature, il est bien peu de mystificateurs qui ne finissent par être leur propre dupe. — Et d’autres encore, s’ils le veulent, reprocheront à l’auteur des Fleurs du mal ce qu’ils appellent, non sans quelque raison, son immoralité. Mais nous, nous lui reprochons quelque chose d’autre, et, en un certain sens, de plus grave, qui est d’avoir volontairement corrompu la notion même de l’art.