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L’ÉVOLUTION DE LA POÉSIE LYRIQUE

et pareillement, on ne confie pas de grandes pensées à de méchants vers, ni même à des vers qui ne seraient qu’honnêtes. Pourquoi cela ? J’aurais vraiment quelque peine à le dire ; et je n’ai sur ce point rien de probable à vous proposer. Le fait seul me paraît certain. Mais le rôle de la forme est plus facile à préciser, et il semble être d’emprisonner, comme qui dirait dans des contours durables, ce que les apparences ont, par définition, de fluide et de transitoire. Rappelez-vous, dans vos Géorgiques, les efforts d’Aristée pour se rendre enfin maître du « vieux pasteur des troupeaux de Neptune », — c’est Protée, comme vous le savez. Le Dieu, selon son usage, essaye de se soustraire à l’étreinte du fils de Gyllène. Mais en vaini Aristée est le plus fort et Protée reprend sa figure : Victus in sese redit ! L’artiste est ce berger de Virgile. La nature essaye de lui échapper ; elle se dérobe à son étreinte ; on dirait qu’elle se fait un malicieux plaisir de le railler par la diversité, la rapidité, la multiplicité de ses transformations. Tout change au monde en un moment, et même en nous d’un moment à l’autre. Ni sous l’ardeur du soleil de midi le même paysage n’est aujourd’hui ce qu’il était hier ; et, de plus, vous l’apprendrai-je ? en même temps que la physionomie du modèle, d’un jour à l’autre aussi la disposition du peintre a changé. Si, selon le mot du philosophe, nous ne descendons jamais dans le même fleuve, on peut donc dire que jamais non plus nous n’ouvrons les mêmes yeux sur le même spectacle. La fonction de la forme est préci-