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M. LECONTE DE LISLE

ordinaire. L’art a cela de particulier, qu’il est à la fuis supérieur et populaire, qu’il manifeste ce qu’il y a de plus élevé, et qu’il le manifeste à tous. » M. Leconte de Lisle souscrirait-il à ces paroles ? Je l’ignore. Mais s’il y a dans cette page deux ou trois mots sur lesquels il demanderait peut-être que l’on voulût bien s’expliquer, il avait, longtemps avant M. Taine, exprimé la même idée, précisément, dans cette belle pièce d’Hypatie, qu’on lisait autrefois tout au début de ses Poèmes antiques :


Ô sage enfant, si pure entre tes sœurs mortelles !
Ô noble front, sans tache entre les fronts sacrés !
Quelle âme avait chanté sur des lèvres plus belles,
Et brûlé plus limpide en des yeux inspirés ?

Le vil Galiléen t’a frappée et maudite,
Mais tu tombas plus grande ! Et maintenant, hélas !
Le souffle de Platon et le corps d’Aphrodite,
Sont partis à jamais pour les beaux cieux d’Hellas !

Dors, ô blanche victime, en notre âme profonde,
Dans ton linceul de vierge, et ceinte de lotos ;
Dors ! l’impure laideur est la reine du monde,
Et nous avons perdu le chemin de Paros.

Les Dieux sont en poussière, et la terre est muette :
Rien ne parlera plus dans ton ciel déserté.
Dors ! mais vivante en lui, chante au cœur du poète
L’hymne mélodieux de la sainte Beauté !

Elle seule survit, immuable, éternelle.
La mort peut disperser les univers tremblants,
Mais la Beauté flamboie, et tout renaît en elle.
Et les mondes encôr roulent sous ses pieds blancs !