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L’ÉVOLUTION DE LA POÉSIE LYRIQUE

pourquoi, Messieurs, exigeons-nous de l’artiste qu’il se soumette à la nature, et qu’ainsi, sans dépouiller l’humanité, — ce qui lui serait d’ailleurs impossible, — il la subordonne du moins à quelque chose de plus vaste qu’elle-même ? Vous en voyez l’une des grandes raisons. C’est que nous ne sommes, à vrai dire, que l’éphémère et fragile support de notre propre humanité, une manifestation ou une expression transitoire de la Nature, un caprice ou un jouet de sa fécondité. C’est que nous n’avons pas en nous sa mesure, ni le droit de la réduire à la nôtre. C’est que nous tirons d’elle non seulement enfin notre existence, mais notre raison d’être ; et que par conséquent, toutes les fois que nous nous retrempons en elle, retournant à nos origines, nous tendons, en art comme en tout, à remplir la vérité de notre définition. Lisons là-dessus les Hurleurs :


Le soleil dans les flots avait noyé ses flammes,
La ville s’endormait au pied des monts brumeux.
Sur de grands rocs lavés d’un nuage écumeux,
La mer sombre en grondant versait ses hautes lames.
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    même, quiconque s’en inspire, la nature entière lui appartient, tandis que le premier article d’une esthétique « réaliste » est de ne rien reproduire qu’on n’ait vu de ses yeux et touché de ses mains. Un « réaliste », s’il était logique, ne permettrait qu’à des Hindous d’écrire des poèmes hindous, qu’à des Grecs d’écrire des poésies grecques : mais, par delà les apparences, un « naturaliste » essaye de saisir la raison de leur diversité ; et même il n’est digne de son nom qu’autant qu’il y réussit.