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THÉORIE DU LIEU COMMUN.

l’on ne croit. Penser par soi-même, il n’y a rien de moins fréquent. La plupart du temps, ceux-là même qui pensent, — et combien sont-ils de par le monde ? — pensent avec leurs traditions de famille, leurs souvenirs de collège, avec les réminiscences qui leur sont demeurées de la conversation d’hier soir et du journal de ce matin, avec leurs intérêts de coterie, avec leurs passions de parti, sans y prendre bien garde, ou plutôt sans en avoir seulement conscience, et fermement convaincus qu’ils tiennent de leur expérience personnelle ce qu’ils ne tiennent que de leur mémoire. Notez que c’est précisément pourquoi les savants de profession ont si souvent médit de la mémoire. C’est qu’en effet la réflexion est souvent dupe et victime de cette précieuse ou plutôt de cette inappréciable faculté. Vous croyez méditer et vous ne faites que vous souvenir. Au surplus, la vie est si courte et l’expérience est si longue, en même temps que si diverse, que peu d’hommes, s’ils y font attention, oseront se vanter d’avoir éprouvé toutes leurs idées au contrôle de la réalité. Chacun de nous n’a l’expérience directe que d’un petit nombre de faits, mais chacun de nous, par compensation, a cette faculté de discerner, je ne dirai pas tout à fait le vrai d’avec le faux, mais le particulier d’avec le général et l’exception d’avec l’universalité. Ne médisons donc pas des lieux communs. Ils sont le point de départ de l’expérience elle-même, attendu qu’on ne fait d’expérience que pour procéder à quelque vérification, et ils sont le terme de l’expérience, at-