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HISTOIRE ET LITTÉRATURE.

Ç’a été, dans ce siècle même, une grande erreur de l’école romantique, la plus grande peut-être, que de décréter qu’on se mettrait désormais l’imagination à la torture pour inventer du neuf. Ils ont cru que, pour se tirer, comme ils disaient, de l’ornière classique, c’était la singularité, l’exception, la difformité, — difformité physique ou difformité morale, des Triboulet ou des Quasimodo, des Marie Tudor ou des Lucrèce Borgia, — qu’il fallait représenter sur la scène et dans le roman. Ils n’ont pas fait attention que tout le monde a les yeux au-dessous du front, le nez au milieu du visage, la bouche au-dessous du nez, et que pourtant d’imperceptibles modifications des mêmes traits suffisaient à engendrer la diversité des physionomies humaines. Est-il besoin d’avoir une loupe sur la joue gauche ou une tache de vin sur la joue droite pour qu’un homme soit reconnaissable d’avec un autre homme ? Et confondons-nous deux femmes ensemble, parce qu’elles n’ont ni gibbosité, ni boiterie qui les signale à notre attention ? Mais il est encore bien plus vrai que de moindres modifications, au moral, suffisent à diversifier les caractères et les personnes.

Certes, il est plus facile de fabriquer, en dehors de toute observation du réel, et par la seule force d’une imagination systématique, des Marie Tudor et des Lucrèce Borgia, que de dessiner d’après nature des Bérénice et des Monime, en qui toute femme qui aime reconnaisse quelque chose d’elle-même. C’est que Marie Tudor et Lucrèce Borgia ne sont nulle part, non