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THÉORIE DU LIEU COMMUN.

que parle un poète même ? On nous permettra de ne rien dire de la critique, — si ce n’est que le courage du lieu commun est la première de ses vertus.

Mais je vais bien plus loin, et j’avance ici ce paradoxe que le lieu commun est la condition même de l’invention en littérature.

Je ne parle plus morale ou philosophie, je parle roman, je parle art dramatique, je parle poésie. Rien ne se fait de rien, c’est le cas de répéter ce lieu commun. Et l’invention ne s’exerce véritablement en toute originalité que sur des matières amenées, pour ainsi dire, par le long usage, à l’état de lieu commun. Il faut que plusieurs générations d’hommes aient vécu sur le même fonds d’idées pour que ce fonds lui-même puisse être transformé par la main de l’artiste. La grande originalité, ce n’est pas de tirer quelque chose de sa propre substance, mais bien de mettre aux choses communes sa marque individuelle. La véritable invention, ce n’est pas d’imaginer la descente aux enfers et le cadre de la Divine Comédie, c’est de s’en emparer, et d’une prise si souveraine que personne après Dante ne puisse avoir l’audace d’y toucher. La véritable invention, ce n’est pas d’écrire le premier la nouvelle, c’est de l’animer du souffle de vie, c’est d’en tirer Roméo et Juliette, c’est de s’approprier à jamais le sujet, et d’éteindre le nom de Luigi da Porto, ou de Bandello même, sous l’éclat du nom de Shakspeare. La véritable invention, ce n’est pas d’avoir eu l’idée, le premier, d’adapter à la scène la légende du Docteur