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plus grand empressement. En effet, ne voyons-nous pas aujourd’hui les gens de lettres et les simples bibliophiles eux-mêmes, se disputer la possession des éditions originales des auteurs classiques des principales littératures modernes, parce que ces éditions primitives offrent, sinon toujours le texte le plus complet et le meilleur de ces grands écrivains, du moins de bonnes variantes qu’il ne faut pas négliger ; ce qui justifie assez le haut prix qu’on met souvent à ces exemplaires curieux. Ne voyons-nous pas également que des traités scientifiques, à la vérité tout à fait hors d’usage, mais qui peuvent être considérés comme d’utiles matériaux pour l’histoire de l’esprit humain, acquièrent, au bout d’un certain temps, une valeur fort supérieure à celle qu’ils avaient eue dans la nouveauté, et qu’ils semblaient avoir entièrement perdue ? De même, on peut le remarquer journellement, des livres dont le peu de succès a occasionné la rareté deviennent tout à coup des objets de prix, parce qu’ils sont nécessaires pour compléter des collections auxquelles ils se rattachent. C’est ainsi que pour composer une collection historique sur une de nos provinces ou seulement sur une de nos villes, des amateurs véritablement patriotes réunissent, indépendamment des histoires générales ou particulières qui s’y rapportent directement ou indirectement, toutes les notices biographiques ou généalogiques des saints personnages et des hommes plus ou moins célèbres qui appartiennent à ces localités, les écrits dont les auteurs y ont pris naissance ou y ont résidé, et enfin une multitude de pièces, lesquelles devront uniquement à cet usage leur conservation.

Les livres qui, par leur nature, doivent être le moins soumis aux singulières alternatives de fortune dont nous venons de parler, ce sont les bons ouvrages d’érudition qui n’ont pas été tirés à trop grand nombre. Peu de gens y font d’abord attention, mais bientôt le suffrage des juges compétents les fait rechercher, et le succès en est d’autant plus durable qu’il a été moins promptement obtenu. Ces sortes d’ouvrages, qui se réimpriment rarement, sont indispensables dans les grandes bibliothèques, où on les consulte toujours avec fruit.

Les variations infinies que la société éprouve incessamment dans le gouvernement, dans les mœurs, dans les usages, dans les goûts, et aussi dans les modes, sont autant de causes qui influent plus ou moins directement sur la valeur des livres. Une révolution politique fait rechercher les histoires qui retracent des situations analogues à celle où l’on se trouve, les écrits où sont exposées les théories dont se préoccupent les esprits. Une guerre, un traité d’alliance, une expédition scientifique, une découverte importante, une épidémie, un événement extraordinaire quelconque, et même jusqu’à de simples querelles littéraires, peuvent rendre momentanément la vie à des ouvrages morts depuis longtemps. Mais ce qui occasionne le plus fréquemment ces sortes de résurrections, ce sont les changements qui surviennent dans les doctrines philosophiques et littéraires, ainsi que dans les sciences et dans la théorie des beaux-arts. Car, pour ne parler ici que de ce qui s’est passé de nos jours, n’avons-nous pas vu l’école de Locke et de Condillac s’éclipser devant l’école écossaise, qui elle-même semble devoir céder la place à l’école allemande ? En littérature comme en peinture, en sculpture et même en architecture, après avoir été peut-être trop exclusivement classiques sous l’Empire, nous sommes devenus romantiques sous la Restauration, et tout à coup nous nous sommes pris d’une belle passion pour le moyen âge ; en histoire, l’école narrative a paru pendant quelque temps devoir succéder à l’école philosophique. Maintenant, en toutes choses, un éclectisme commode semble nous dominer. On peut donc le dire, une bibliothèque où seraient représentées toutes les doctrines, toutes les théories qui, de-