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M. Léon Ricquier, professeur à l’École Normale de la Seine, proposa, un jour, de placer une virgule renversée en haut de certains mots pour indiquer au lecteur les arrêts harmonieux et élégants, en dehors de ceux que la ponctuation autorise. La proposition n’eut pas de suite, et on peut le regretter : c’eût été, après le point d’ironie qui n’a jamais vécu — mais dont l’emploi en cette affaire eût été amplement justifié — une création des plus heureuses, n’en doutons pas : la virgule de ralentissement aurait certes évité bien des catastrophes… littéraires.

Le père La Virgule n’est point exclusivement de notre époque : il existait aux siècles derniers ; il existait lorsque « Martin, faute d’un point, perdit son âme[1] » ; il existait aussi — nombre d’exemples le prouvent — aux âges précédents. Il serait banal de rappeler par le menu toutes les « gorges chaudes », toutes les calembredaines, toutes les « morts techniques » venues de ce bacille aussi redoutable que la coquille. Fait particulièrement regrettable : rien ni personne n’est à l’abri de ses atteintes. Le dernier des cuistres, le premier de l’Olympe ou du Parnasse en subissent également les attaques toujours injurieuses.

Il est des auteurs qui ne surent jamais ponctuer, et moins que tous autres ceux pleins d’esprit qui ne craignent point d’affirmer à leur imprimeur tenir à sa disposition une ample provision de belle ponctuation « pour le cas où il manquerait de sortes ». — L’observation n’est point dénuée de malice, mais trop souvent, hélas ! bien

  1. Daupeley-Gouverneur dit à ce sujet (le Compositeur et le Correcteur typographes, p. 237) : « Ce proverbe bien connu a été défiguré de la manière suivante : « Faute d’un point, Martin perdit son âne. » Il a reçu, par suite, diverses explications fantaisistes. Nous le rétablissons dans sa forme primitive. Le trait qui lui a donné naissance est rapporté dans les Anecdotes historiques d’Étienne de Bourbon, dominicain du xive siècle. Un abbé charitable, pour inviter les voyageurs honnêtes et nécessiteux à lui demander l’hospitalité, avait écrit ce vers sur la porte de sa demeure :
    Porta, patens esto ; nulli claudaris honesto.


    À sa mort, son successeur, aussi avare que lui-même avait été généreux, congédia tous les hôtes et changea ainsi la ponctuation du vers :

    Porta, patens esto nulli ; claudaris honesto.


    Et, ajoute le narrateur, hic avaritia sua mortuus est, a cœli hospicio exclusus (il perdit son âme). — Observons que, dans notre proverbe, faute d’un point équivaut à faute d’une ponctuation, car il ne s’agit pas ici de point proprement dit, mais d’un point dans le sens étendu du mot latin employé à cette époque : versum punctavit. »