Page:Bronte - Shirley et Agnes Grey.djvu/93

Cette page a été validée par deux contributeurs.

de la sienne, avant qu’il ne lui eût accordé au moins quelque chose comme une légère pression. Il lui était pénible de détourner les yeux de ses yeux, avant que son regard n’eût exprimé quelque chose de plus affectueux que ce froid accueil.

Un amant ainsi accueilli peut parler et demander des explications. Une jeune fille ne peut rien dire : si elle parlait, le résultat ne pourrait être que la honte et le remords. La nature réprouverait une telle démonstration comme une rébellion contre ses instincts, et la lui ferait payer chèrement par le mépris d’elle-même qui naîtrait en son âme et la torturerait en secret. Prenez donc la chose telle que vous la trouvez : n’adressez aucune question, ne faites aucune remontrance ; c’est le plus sage. Vous attendiez du pain, vous rencontrez un caillou ; brisez vos dents sur ce caillou et ne poussez aucun cri. Ne doutez point que votre estomac mental, si vous possédez cet organe, ne soit aussi fort que celui de l’autruche et ne digère la pierre. Vous tendiez la main pour recevoir un œuf, et le hasard vous fait rencontrer un scorpion. Ne montrez aucune consternation : étreignez fortement le reptile ; il vous percera la main de son dard, n’y faites point attention : au bout d’un certain temps, quand votre bras et votre main enflés auront frémi sous les tortures, le scorpion écrasé mourra, et vous aurez appris comment on souffre sans pousser un sanglot. Pendant le reste de votre vie, si vous survivez à l’épreuve (on dit que quelques-unes en meurent), vous serez plus forte, plus sage, moins sensitive. Vous ne savez peut-être pas cela dans le moment, et vous ne pouvez emprunter du courage à cette espérance. La nature cependant, comme nous l’avons dit, est dans cette circonstance une excellente amie ; elle scelle les lèvres, interdit la plainte et commande une placide dissimulation : dissimulation prenant d’abord un air aisé et gai, passant ensuite au chagrin et à la pâleur, qui font bientôt place à un stoïcisme de convention, non moins fortifiant parce qu’il est moitié amer.

Moitié amer ! est-ce bien cela ? Non, c’est amer qu’il faut dire : l’amertume, c’est la force, c’est un tonique. La force calme et douce succédant à des souffrances aiguës, vous ne la trouvez nulle part : en parler est une illusion. Il peut y avoir un épuisement apathique après la torture : s’il reste de l’énergie, ce sera toujours une dangereuse énergie, terrible quand elle se trouvera aux prises avec l’injustice.