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ser à quelqu’un qui ne pensait pas à moi ? N’était-ce pas insensé ? n’était-ce pas mal ? Pourtant, si je trouvais un plaisir si vif à penser à lui, et si je gardais pour moi mes pensées et n’en troublais personne, quel mal pouvait-il y avoir à cela ? me demandais-je. Et de tels raisonnements m’empêchaient de faire un effort suffisant pour secouer mes fers.

Mais si ces pensées m’apportaient de la joie, c’était une joie pénible et troublée, trop voisine de la douleur, une joie qui me faisait plus de mal que je ne croyais, et qu’une personne plus sage et plus expérimentée se fût assurément refusée. Et pourtant, comment aurais-je pu détourner mes yeux de la contemplation de ce brillant objet pour les arrêter sur la perspective triste, sombre et désolée qui m’environnait, sur le sentier solitaire et sans espérances qui s’étendait devant moi ? Il était mal d’être si triste, si désespérée ; j’aurais dû faire de Dieu mon ami, de sa volonté le plaisir de ma vie ; mais la foi était trop faible en moi et la passion trop puissante.

Dans ce temps de trouble, j’eus deux autres causes d’affliction. La première peut paraître une bagatelle, mais elle me coûta plus d’une larme. Snap, mon petit chien, muet et laid, mais à l’œil vif et au cœur affectueux, le seul être que j’eusse pour m’aimer, me fut enlevé et livré au preneur de rats du village, un homme connu pour sa brutalité envers ses esclaves de race canine. L’autre était assez sérieuse ; les lettres que je recevais de la maison m’annonçaient que la santé de mon père déclinait. On ne m’exprimait aucune crainte ; mais j’étais devenue timide et découragée, et je ne pouvais m’empêcher de craindre quelque malheur de ce côté. Il me semblait voir les nuages noirs s’amonceler autour de mes montagnes natives, et entendre le grondement irrité d’un orage qui allait éclater et désoler notre foyer.