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terre, ne m’étais jamais éloignée de plus de vingt milles de la maison paternelle.

Dans cette famille et dans le voisinage, il n’y avait personne qui fût connu de moi ni des miens, et c’est ce qui rendait la chose plus piquante. Je me trouvais, jusqu’à un certain point, débarrassée de cette mauvaise honte qui m’avait tant oppressée précédemment. Il y avait quelque chose d’excitant dans l’idée que j’allais entrer dans une région inconnue, et faire seule mon chemin parmi ses habitants étrangers. Je me flattais que j’allais voir enfin quelque chose du monde. La résidence de M. Murray était près d’une grande ville, et non dans un de ces districts manufacturiers où l’on ne s’occupe que de gagner de l’argent. Son rang, d’après mes informations, me paraissait plus élevé que celui de M. Bloomfield, et, sans aucun doute, c’était un de ces gentlemen de bonne souche et bien élevés dont parlait ma mère, qui traitent leur gouvernante avec considération et respect, comme l’institutrice et le guide de leurs enfants, et non comme une simple domestique. Puis, mes élèves, étant plus âgés, seraient plus raisonnables, plus faciles à diriger et moins turbulents que les derniers. Ils seraient moins confinés dans la salle d’étude et ne demanderaient pas un travail constant et une surveillance incessante ; finalement, à mes espérances se mêlaient de brillantes visions avec lesquelles le soin des enfants et les devoirs d’une gouvernante n’avaient que peu ou rien à faire. Le lecteur voit donc que je n’avais aucun droit au titre de martyre prête à sacrifier mon repos et ma liberté pour le bien-être et le soutien de mes parents, quoique assurément le bien-être de mon père et l’existence future de ma mère eussent une large part dans mes calculs. Cinquante guinées ne me paraissaient pas une somme ordinaire. Il me faudrait, il est vrai, des vêtements appropriés à ma situation ; il me faudrait en outre subvenir à mon blanchissage et aux frais de mes deux voyages d’Horton-Lodge à la maison paternelle. Mais, avec une stricte économie, assurément vingt guinées ou peu de chose au delà suffiraient à ces dépenses, et il m’en resterait encore trente ou à peu près pour la caisse d’épargne. Quelle précieuse addition à notre avoir ! Oh ! il me faudrait faire tous mes efforts pour conserver cette place, quelle qu’elle fût, pour mon honneur auprès de mes amis d’abord, et pour les services réels que cette position me permettait de leur rendre.