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quand avec beaucoup de peine j’étais parvenu à la relever, il me fallait encore la tenir d’une main, pendant que de l’autre je tenais le livre dans lequel elle devait épeler ou lire. Lorsque le poids de cette grosse fille de six ans devenait trop lourd pour une main, je le transférais à l’autre ; ou, si les deux mains étaient fatiguées du fardeau, je la portais dans un coin, et lui disais qu’elle sortirait quand elle aurait retrouvé l’usage de ses pieds. Mais elle préférait demeurer là comme une bûche jusqu’à l’heure du dîner ou du thé, et, comme je ne pouvais la priver de son repas, il me fallait la mettre en liberté, et elle descendait avec un air de triomphe sur sa face ronde et rouge. Quelquefois elle refusait opiniâtrement de prononcer certains mots, dans la leçon, et maintenant je regrette la peine que j’ai perdue à vouloir triompher de son obstination. Si j’avais glissé là-dessus comme sur une chose sans importance, c’eût été mieux pour tous les deux, que de m’obstiner à la vaincre : mais je croyais de mon devoir d’écraser cette tendance vicieuse dans son germe, et, si mon pouvoir eût été moins limité, je l’aurais certainement réduite à l’obéissance : mais, dans l’état des choses, c’était une lutte entre elle et moi, de laquelle elle sortait généralement victorieuse, et chaque victoire servait à l’encourager et à la fortifier pour un nouveau combat. En vain je raisonnais, je flattais, je priais, je menaçais ; en vain je la privais de récréation, ou refusais de jouer avec elle, de lui parler avec douceur ou d’avoir rien à faire avec elle ; en vain je lui faisais voir les avantages qu’il y avait pour elle à faire ce qu’on lui commandait, afin d’être aimée et bien traitée, et les désavantages qu’elle rencontrait à persister dans son absurde méchanceté. Quelquefois, si elle me demandait de faire quelque chose pour elle, je lui répondais :

« Oui, je le ferai, Mary-Anne, si vous voulez seulement dire ce mot. Allons, vous ferez mieux de le dire tout de suite, afin qu’il n’en soit plus question.

— Non !

— Dans ce cas, je ne puis rien faire pour vous. »

Lorsque j’étais à son âge, ou plus jeune, la punition que je redoutais le plus était que l’on ne s’occupât pas de moi et que l’on ne me fît aucune caresse ; mais sur elle cela ne faisait aucune impression. Quelquefois, exaspérée au dernier point, il m’arrivait de la secouer violemment par les épaules, de tirer ses longs cheveux, ou de l’emprisonner dans le coin de la cham-