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âgés, étaient les seules personnes que nous vissions. Quelquefois notre mère nous racontait des histoires et des anecdotes de ses jeunes années, qui, en nous amusant étonnamment, éveillaient souvent, chez moi du moins, un secret désir de voir un peu plus de monde.

Je pensais que ma mère avait dû alors être fort heureuse ; mais elle ne paraissait jamais regretter le temps passé. Mon père, cependant, dont le caractère n’était ni tranquille ni gai par nature, souvent se chagrinait mal à propos en pensant aux sacrifices que sa chère femme avait faits à cause de lui, et se troublait la tête avec toutes sortes de plans destinés à augmenter sa petite fortune pour notre mère et pour nous. En vain ma mère lui donnait l’assurance qu’elle était entièrement satisfaite et que, s’il voulait épargner un peu pour les enfants, nous aurions toujours assez, tant pour le présent que pour l’avenir. Mais l’économie n’était pas son fort. Il ne se fût pas endetté (du moins ma mère prenait bon soin qu’il ne le fît pas) ; mais pendant qu’il avait de l’argent, il le dépensait ; il aimait à voir sa maison confortable, sa femme et ses filles bien vêtues et bien servies, et, en outre, il était fort charitable et aimait à donner aux pauvres suivant ses moyens, ou plutôt, comme pensaient quelques-uns, au delà de ses moyens.

Un jour, un de ses amis lui suggéra l’idée de doubler sa fortune personnelle d’un coup. Cet ami était un marchand, un homme d’un esprit entreprenant et d’un talent incontestable, qui était quelque peu gêné dans son négoce et avait besoin d’argent. Il proposa généreusement à mon père de lui donner une belle part de ses profits, s’il voulait lui confier seulement ce qu’il pourrait économiser. Il pensait pouvoir promettre avec certitude que toute somme que mon père placerait entre ses mains lui rapporterait cent pour cent. Le petit patrimoine fut promptement vendu et le prix déposé entre les mains du marchand, qui, aussi promptement, se mit à embarquer sa cargaison et à se préparer pour son voyage.

Mon père était heureux, et nous l’étions tous, avec nos brillantes espérances. Pour le présent, il est vrai, nous nous trouvions réduits au mince revenu de la cure ; mais mon père ne croyait pas qu’il y eût nécessité de réduire scrupuleusement nos dépenses à cela, et avec un crédit ouvert chez M. Jackson, un autre chez Smith, et un troisième chez Hobson, nous vécûmes même plus confortablement qu’auparavant, quoique ma