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spacieux domaine n’étaient point, selon elle, à mépriser ; mais elle eût mieux aimé vivre dans une chaumière avec Richard Grey, que dans un palais avec tout autre.

À bout d’arguments, le père, à la fin, dit aux amants qu’ils pouvaient se marier si tel était leur plaisir, mais que sa fille n’aurait pas la plus mince fraction de sa fortune. Il espérait ainsi refroidir leur ardeur, mais il se trompait. Mon père connaissait trop bien la valeur de ma mère pour ne pas penser qu’elle était par elle-même une précieuse fortune, et que, si elle voulait consentir à embellir son humble foyer, il serait heureux de la prendre, à quelques conditions que ce fût ; tandis que ma mère, de son côté, eût plutôt labouré la terre de ses propres mains que d’être séparée de l’homme qu’elle aimait, dont toute sa joie serait de faire le bonheur, et qui de cœur et d’âme ne faisait déjà qu’un avec elle. Ainsi, sa fortune alla grossir la bourse d’une sœur plus sage, qui avait épousé un riche nabab ; et elle, à l’étonnement et aux regrets de tous ceux qui la connaissaient, alla s’enterrer dans le presbytère d’un pauvre village, dans les montagnes de…. Et pourtant, malgré tout cela, malgré la fierté de ma mère et les bizarreries de mon père, je crois que vous n’auriez pas trouvé dans toute l’Angleterre un plus heureux couple.

De six enfants, ma sœur Mary et moi furent les seuls qui survécurent aux périls du premier âge. Étant la plus jeune de cinq ou six ans, j’étais toujours regardée comme l’enfant, et j’étais l’idole de la famille : père, mère et sœurs, tous s’accordaient pour me gâter ; non pas que leur folle indulgence me rendît méchante et ingouvernable ; mais, habituée à leurs soins incessants, je restais dépendante, incapable de me suffire, et peu propre à lutter contre les soucis et les troubles de la vie.

Mary et moi fûmes élevées dans la plus stricte retraite. Ma mère, à la fois fort instruite et aimant à s’occuper, prit sur elle tout le fardeau de notre éducation, à l’exception du latin, que mon père entreprit de nous enseigner, de sorte que nous n’allâmes jamais à l’école ; et, comme il n’y avait aucune société dans le voisinage, nos seuls rapports avec le monde se bornaient à prendre le thé avec les principaux fermiers et marchands des environs (afin que l’on ne nous accusât pas d’être trop fiers pour frayer avec nos voisins), et à faire une visite annuelle à notre grand-père paternel, chez lequel notre bonne grand’mère, une tante et deux ou trois ladies et gentlemen