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lire de la poésie française, pour l’exercer dans la prononciation. Elle a, dans le cours de ses leçons, beaucoup lu Corneille et Racine, avec un sobre et ferme esprit que j’approuve. De temps à autre elle montrait, pendant la lecture de ces auteurs estimés, une langueur qui tenait plus de l’apathie que de la sobriété, et l’apathie est ce que je ne peux souffrir chez ceux qui ont le bonheur de recevoir mes leçons ; de plus, on ne doit pas se montrer apathique à la lecture de chefs-d’œuvre. L’autre jour, je lui mis entre les mains un volume de poésies fugitives ; je l’envoyai à la fenêtre pour en apprendre une par cœur, et, lorsque je levai les yeux sur elle, je la vis tourner les feuillets avec impatience, en faisant une mine dédaigneuse, comme si elle parcourait le petit poëme sans attention. Je la grondai. « Ma cousine, me répondit-elle, tout cela m’ennuie à la mort. » Je lui dis que ce n’était pas là un langage convenable. « Dieu ! s’écria-t-elle, il n’y a donc pas deux lignes de poésie dans toute la littérature française ? » Je lui demandai ce que cela voulait dire ; elle me demanda pardon avec soumission. Un instant après, elle était tranquille. Je la vis se sourire à elle-même ; elle commença à apprendre avec ardeur. Au bout d’une demi-heure, elle vint à moi, me présenta le livre, joignit les mains comme je lui commande toujours de le faire, et commença à me réciter la Jeune Captive, de Chénier. Si vous aviez pu entendre la manière dont elle récita ce morceau, et dont elle prononça quelques commentaires après qu’elle eut fini, vous auriez compris ce que je voulais dire par éclairs d’impatience. On eût pu croire Chénier plus émouvant que Racine et Corneille. Vous conviendrez, mon frère, vous qui avez tant de sagacité, que cette appréciation singulière dénote un esprit fort mal réglé. Heureusement qu’elle est entre bonnes mains ; je lui donnerai un système, une méthode pour fixer ses pensées et ses opinions. Je lui apprendrai à contrôler et à régler ses sentiments.

— N’y manquez pas, Hortense ; la voici qui vient. C’est son ombre qui vient de passer devant la fenêtre, je crois.

— Ah ! vraiment, elle est trop matinale ; elle est venue une demi-heure avant l’heure. Mon enfant, qu’est-ce qui vous amène avant que j’aie déjeuné ? »

La question s’adressait à une personne qui entrait en ce moment, à une jeune fille enveloppée dans un manteau d’hiver, dont les plis étaient rassemblés avec grâce autour d’une taille élancée.