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qui n’étaient point pour elle. Elle eût été contrariée de le voir même caresser un petit chat en sa présence.

Les garçons étaient autour de la voiture lorsque Moore y monta ; mais pour eux il n’eut point d’adieux. Il dit seulement à M. Yorke :

« Vous voilà heureusement débarrassé de moi. Ce coup de fusil a été malheureux pour vous, Yorke ; il a changé Briarmains en un hôpital. Venez me voir bientôt au cottage. »

Il releva la glace ; la voiture roula en avant. Au bout d’une demi-heure, il descendait au guichet de son jardin. Après avoir payé le conducteur et renvoyé la voiture, il s’appuya un instant sur ce guichet, à la fois pour se reposer et réfléchir.

« Il y a six mois, je sortis par cette porte, dit-il, fier, irrité, découragé ; je reviens plus triste et plus sage ; assez faible, mais non brisé. Un autre monde s’est fait pour moi, un monde froid et gris, calme cependant, et dans lequel, si je n’ai que peu d’espérance, je n’ai du moins pas de craintes. Toutes mes serviles terreurs d’embarras futurs m’ont abandonné : que le pire arrive, et je puis travailler, comme Joe Scott, pour gagner honorablement ma vie ; dans un tel sort je vois de la peine, mais point de dégradation. Autrefois, à mes yeux, la ruine pécuniaire équivalait au déshonneur. Il n’en est pas de même aujourd’hui : je connais la différence. La ruine est un mal, mais un mal auquel je suis préparé ; je sais le jour où elle viendra, j’ai calculé. Je puis encore la retarder de six mois, pas une heure de plus. Si pendant ce temps les choses changent, ce qui n’est pas probable ; si les liens qui garrottent notre commerce, et qui semblent en ce moment indissolubles, venaient à se relâcher (de toutes choses la moins probable), je pourrais être victorieux dans cette longue lutte ; je pourrais, grand Dieu ! que ne pourrais-je pas ?… Mais cette pensée est de la folie : voyons les choses d’œil sain. La ruine abattra sa hache sur les racines de ma fortune. J’en saisirai un rameau, je traverserai la mer et irai le planter dans les forêts de l’Amérique. Louis viendra avec moi. Ne viendra-t-il que Louis ? Je ne puis le dire ; je n’ai pas le droit de le demander. »

Il entra dans la maison.

C’était le soir ; le crépuscule n’avait pas encore fait place à nuit : un crépuscule sans étoiles et sans lune ; car, bien qu’il fît une gelée sèche, le ciel portait un masque de nuages conge-