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plus jeune et le plus faible : il était tout à fait froid et nullement en colère ; il souriait même, content de voir accomplie la plus difficile partie de la tâche qu’il s’était imposée.

Une fois il sembla indécis dans le cours de la matinée.

« Cela ne vaut pas la peine que je me tourmente pour cette Caroline, » dit-il.

Mais un quart d’heure après, il était de nouveau dans la salle à manger, regardant la tête aux cheveux épars et aux yeux troublés par le désespoir.

« Oui, dit-il, je l’ai fait pleurer, frissonner, presque s’évanouir. Je veux la voir sourire avant d’en finir avec elle : d’ailleurs, il faut que je joue toutes ces femelles. »

Aussitôt après le dîner, mistress Yorke accomplit les prévisions de son fils en se retirant dans sa chambre. Il ne restait plus qu’Hortense.

Cette lady était confortablement assise à raccommoder des bas dans le parloir du fond, quand Martin, étendu sur le sofa (il se disait toujours indisposé), quittant un livre qu’il était en train de lire avec toute la voluptueuse nonchalance d’un jeune pacha, dit avec indifférence quelques mots sur Sarah, la servante de Hollow. Il insinua adroitement que cette demoiselle passait pour avoir trois amoureux, Frédéric Murgatroyd, Jérémie Pighills et un certain John ; et que miss Mann avait affirmé que cette fille, depuis qu’elle était seule gardienne du cottage, les invitait souvent aux repas et les traitait avec tout le confortable dont la maison était susceptible.

Il n’en fallait pas davantage. Hortense n’eût pu demeurer une heure de plus sans se porter sur les lieux où s’accomplissaient de telles horreurs et voir les choses par ses yeux. Mistress Horsfall resta seule.

Martin, maître de la place, prit dans la corbeille à ouvrage de sa mère un trousseau de clefs avec lesquelles il ouvrit le buffet ; il en retira une bouteille noire et un petit verre qu’il plaça sur la table. Puis il monta lestement au premier étage et frappa à la porte de la chambre de M. Moore, que la garde-malade vint ouvrir.

« S’il vous plaît, madame, vous êtes invitée à descendre au parloir pour prendre quelque rafraîchissement : vous ne serez pas troublée ; toute la famille est sortie. »

Il la vit descendre, il la vit entrer, lui-même ferma la porte ; il saisit son bonnet et courut vers le bois.