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une terrible lutte, que, dans les circonstances dont vous parlez, la mort seule eût pu me séparer de Marie. Mais j’ai vécu dans le monde pendant cinquante-cinq ans ; j’ai été forcé d’étudier la nature humaine ; et, pour dire la sombre vérité, les probabilités sont que, si Marie m’avait aimé et ne m’avait point dédaigné ; si j’avais été assuré de son affection, persuadé de sa constance ; si je n’avais été irrité par aucun doute, blessé par aucune humiliation ; les probabilités sont… (il laissa tomber lourdement sa main sur la selle) que je l’aurais abandonnée ! »

Ils chevauchaient côte à côte en silence. Avant que l’un des deux eût repris la parole, ils se trouvèrent de l’autre côté du marais de Rushedge. Les lumières de Briardfield étoilaient la lisière pure du marais. Robert, comme le plus jeune et comme étant moins absorbé par le passé que son compagnon, reprit le premier la parole.

« Je crois, dit-il, j’en trouve chaque jour la preuve, que nous ne pouvons rien gagner de quelque valeur en ce monde, pas même un principe ni une conviction, sans qu’il passe par la flamme purifiante ou le péril qui fortifie. Nous errons ; nous tombons ; nous sommes humiliés, et alors, nous marchons avec plus de précaution. Nous buvons avidement à la coupe empoisonnée du vice, ou nous mordons à la misérable besace de l’avarice ; nous sommes malades et dégradés ; tout ce qu’il y a de bon en nous se révolte ; notre âme se dresse avec indignation contre notre corps ; c’est une période de lutte intérieure ; si l’âme est forte, elle remporte la victoire et domine par la suite.

— Que vas-tu faire maintenant, Robert ? Quels sont tes plans ?

— Pour ce qui est de mes desseins, je les garderai pour moi ; et c’est fort aisé en ce moment, car je n’en ai aucun. La vie privée n’est pas permise dans ma position… un homme endetté ! Quant à mes plans publics, mes vues sont un peu changées. Pendant le temps que j’ai demeuré à Birmingham, j’ai examiné un peu la réalité, j’ai étudié sérieusement, et à leur source, les causes des troubles qui agitent maintenant ce pays ; j’ai fait de même à Londres. Inconnu, je pouvais aller où il me plaisait, me mêler avec qui je voulais. Je suis allé où l’on manquait de nourriture, de chauffage, de vêtements, où il n’y avait ni travail ni espérances. J’ai vu des hommes, avec des tendances naturellement élevées et de bons sentiments, se débattre